Et si Les Etats-Unis abandonnaient l’Europe ? L’hypothèse d’un repli américain sur l’Asie figure au cœur de plusieurs des Scénarios noirs de l’armée française développés dans l’ouvrage d’Alexandra Saviana, journaliste à L’Express. Notamment en cas d’agression russe. "Il est peu crédible que les Américains se retirent complètement de l’Europe, estime Philippe Gros, de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), mais la possibilité existe que, pour des raisons de fracture politique interne ou d’orientation – une paralysie politique ou un exécutif très isolationniste –, les Etats‐Unis soient dans une logique de présence minimale sur le continent".
Le général Jean-Marc Vigilant (2e section), actuellement président du club de pensée EuroDéfense-France, ancien directeur de l’Ecole de guerre et ex-directeur de cabinet du commandant suprême allié Transformation, l’un des deux commandants stratégiques de l’Otan, propose de tirer rapidement les leçons des atermoiements outre-Atlantique, en réformant en profondeur l’organisation. Il souhaite que les Européens investissent davantage de moyens et d’argent dans l’Otan. En échange, ils en prendraient le commandement militaire à la place des Américains, qui resteraient dans l’Alliance, dans un rôle d’assistance qui convient mieux à leurs priorités du moment. "Il faut dix ans pour construire une armée. Les décisions que nous prenons aujourd’hui sont donc celles qui nous protégeront dans dix ans", prévient le général Vigilant. Entretien autour d’une idée choc, appelée à faire réagir dans les capitales européennes.
L'Express : Pourquoi vouloir européaniser l’Otan et imposer un Français ou un Britannique à sa tête ?
Jean-Marc Vigilant : Cette proposition répond au propos de Donald Trump, qui a menacé de se retirer de l’Otan, s’il est élu président des Etats-Unis en novembre 2024. Il faut saisir la balle au bond et transformer ce risque en opportunité. Les Européens ont trop pris l’habitude de se reposer sur la protection des Américains. Or, contrairement aux Européens qui associent l’Otan aux Etats-Unis, pour les Américains, l’Otan est d’abord une organisation européenne, beaucoup plus petite que leur propre organisation de défense. L’Otan n’est plus leur priorité, il est donc temps pour les Européens de s’y investir davantage, en augmentant leurs propres ressources militaires, et en y prenant davantage de responsabilités.
Par conséquent, il serait logique que le chef militaire opérationnel soit européen, et plus précisément issu d’un État doté de l’arme nucléaire, pour des raisons de crédibilité et de compétence stratégique : un Français ou un Britannique.
Cette proposition est-elle valide seulement si Donald Trump remporte l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 ?
Non, car les États-Unis ont changé depuis la Guerre Froide. A l’époque, nous avions un ennemi commun, l’Union soviétique. Aujourd’hui, le principal compétiteur stratégique de l’Amérique est la Chine. Ça ne veut pas dire que les Etats-Unis ne nous aideront pas en cas de conflit majeur en Europe, mais ce ne sera pas leur priorité. Il est aussi important de comprendre que le général américain commandant suprême allié pour les opérations de l’Otan est également le commandant des forces américaines en Europe. Cela signifie qu’il a deux chefs : d’une part, le Conseil de l’Atlantique Nord constitué des 32 nations alliées, et d’autre part le président des États-Unis. Vous imaginez bien quelle est sa priorité. Il suffit d’ailleurs de regarder son emploi du temps ; il passe en moyenne une journée par semaine à Mons, en Belgique, au quartier général des opérations de l’Otan, et le plus souvent il est à Stuttgart, en Allemagne, dans l’état-major des armées américaines en Europe.
En quoi cette double appartenance serait-elle un problème pour la défense de l’Europe ?
Il faut intégrer qu’en cas de confrontation majeure en Europe, les Américains placeraient la majeure partie de leurs forces militaires sous leur commandement national. Dans ce cas, pourquoi ne pas confier le commandement militaire des forces de l’Otan à un Européen ? Ces deux organisations seraient complémentaires au sein d’une coalition. Sans remettre en question la grande qualité des officiers généraux américains, je pense qu’un Européen occupant ce poste à plein temps serait beaucoup plus investi, car il défendrait son propre territoire. Quand le président Trump a émis l’hypothèse d’un retrait américain de l’Otan, les Européens se sont dit : "Sans chefs et moyens militaires américains, l’Otan s’arrête !" S’il y a des chefs militaires européens, l’Otan ne s’arrêtera pas. Rien que d’y penser, c’est déjà avoir une partie de la solution. Il faut que nous nous organisions pour que l’Otan fonctionne, avec ou sans les Américains et quel que soit leur niveau d’investissement.
En l’état, l’assistance militaire des Américains en Europe reste automatique en vertu de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord. En cas d’invasion russe dans un pays de l’Otan, notamment.
En cas d’agression d’un allié, le Conseil de l’Atlantique nord discutera de l’activation de cet article 5. Chaque pays est ensuite libre de choisir la forme de sa réponse pour assister le pays attaqué. Il n’y a donc pas d’automaticité d’envoi de troupes américaines en Europe.
L’Europe croit toujours qu’elle est au centre des préoccupations mondiales. C’est faux. La carte géopolitique du monde est aujourd’hui centrée sur l’Asie-Pacifique. Même si nous avons parfois des convergences d’intérêt, les Etats-Unis défendent leurs intérêts et nous devons défendre les nôtres. Je suis toujours atterré d’entendre certains officiers de pays européens dire qu’on ne peut pas se défendre sans les États-Unis. Si nous sommes attaqués, nous devrons « faire face » et nous battre ensemble, et non attendre que quelqu’un d’autre le fasse pour nous.
Pourquoi dans ce cas ne pas développer une défense autour de l’Union européenne ? Cela permettrait de mettre à distance des alliés peu fiables, comme la Turquie.
Il n’y a pas aujourd’hui d’alternative crédible à l’Otan pour la défense collective de l’Europe, car cette organisation offre aux alliés une structure de commandement permanente et éprouvée. De plus, les pays ne disposent que d’un seul ensemble de forces armées, que ce soit pour utiliser dans le cadre de l’OTAN ou de l’Union européenne. Si on a déjà du mal à armer les postes dans l’OTAN, vous imaginez bien que l’on aura du mal à rendre crédible une seconde organisation militaire. Pour autant, un chef militaire européen dans l’OTAN favoriserait les synergies entre ces deux organisations.
Que penseront la Pologne ou les pays Baltes de cette proposition, eux qui sont les plus exposés à la menace russe ?
Évidemment, leur réaction initiale sera négative. En général, les pays européens ont peur que si on évoque ce sujet, les Américains se désengagent. Mais indépendamment de l’OTAN, ces derniers ne retireront pas leurs troupes du continent européen. Si les Européens augmentent leurs investissements en matière de défense et leurs responsabilités dans l’Otan, les Américains ne pourront qu’en être satisfaits. Ils ne souhaitent plus financer seuls notre protection. Dans l’idéal américain, ils s’occuperaient de la sécurité en Asie, pendant que nous ferions de même sur le continent européen. Pour des raisons de souveraineté, la situation actuelle n’est d’ailleurs plus souhaitable : pourquoi resterions-nous dépendants de la décision des électeurs américains pour notre propre défense ? Il faut que nous, Européens, prenions nos responsabilités.
Cette réforme ne peut s’envisager qu’avec une augmentation importante du budget de la défense en France, au détriment d’autres politiques publiques. Avez-vous conscience du risque d’embrasement social qu’impliquerait un tel choix ?
Le budget de la défense aux Etats-Unis est de 3,5 % de leur PIB. Nous sommes à peine à 2 % et, malgré des efforts notables, nous savons que ce n’est pas suffisant. Pour pouvoir absorber plus facilement cet effort nécessaire, il faut évidemment renforcer notre économie. Avec le retour désinhibé de la violence dans les relations internationales et du rapport de force entre puissances, la faiblesse est provocatrice pour un adversaire potentiel.
Pensez-vous vraiment qu’il y a un risque imminent de guerre sur le territoire européen ?
La guerre est déjà en Europe. Le risque qu’elle s’étende sur le territoire de l’Otan est peut-être faible, mais il est non nul, et si cela arrivait l’impact serait considérable. Il faut donc s’y préparer sérieusement, car montrer qu’on est prêt et déterminé à se défendre est la meilleure façon d’empêcher la guerre.
