Il est l’un des "martyrs" de la communauté crypto. Alexey Pertsev est le créateur du logiciel Tornado Cash, un "mixeur" de cryptomonnaies. Ce programme complique grandement la traçabilité d'une transaction sur une blockchain publique où sont inscrits tous les échanges réalisés dans la plupart des cryptomonnaies, à l’image de la plus célèbre d’entre elles, le bitcoin. A l’origine, l’outil résout un vrai casse-tête : le manque de confidentialité des transactions en crypto, que l'on croît souvent à tort secrètes.
Le problème, c’est que des cybercriminels ont aussi eu recours aux services de Tornado Cash afin de dissimuler l’origine de fonds obtenus illégalement lors de piratages. Massivement. Des sommes de plusieurs milliards de dollars, profitant à des groupes tel que Lazarus, lié à la Corée du Nord, pour Tornado. Ce qui a d'ailleurs fait dire à un parlementaire américain que la moitié du programme nucléaire de cette dictature est "financée par le vol de crypto-monnaies rendu possible par les mixeurs". Pertsev a été désigné comme le facilitateur de ce type de détournement. Le développeur d’origine russe de 31 ans a été arrêté aux Pays-Bas en 2022 et finalement condamné ce mardi 14 mai à 5 ans de prison.
Sur X, Telegram ou son site Internet dédié à son cas, ses défenseurs, parmi lesquels se trouve notamment le lanceur d’alerte Edward Snowden, ont accusé le coup. Ils soutenaient depuis plus de deux ans que Pertsev n’avait fait que "coder" un programme. Et que le caractère open source - au code ouvert à consultation - et décentralisé de l’outil rendait improbable toute intention malhonnête de son propriétaire. Il faut aussi savoir que les cryptomonnaies sont parfois utilisées par des opposants et des militants des droits de l’homme à travers le monde afin que leurs échanges financiers échappent à leurs oppresseurs. D’où ce besoin légitime de confidentialité à travers les mixeurs. Condamner Pertsev, c’était finalement condamner le droit à la vie privée en ligne.
Cette assertion est évidemment contestable. D’une part, fournir de tels moyens à des criminels peut être répréhensible, même involontairement. Le quantum de la peine de Pertsev se jouait dès le début sur le degré de négligence, voire de complicité du prévenu. Et c’est là que l’histoire du développeur s’est compliquée. Ce dernier "a choisi de détourner le regard des abus et de ne prendre aucune responsabilité pour cela. Entre-temps, [il] a réussi à s’enrichir de son service de dissimulation des actifs criminels", note le jugement rendu par le tribunal néerlandais du Brabant oriental. Avant le procès, auprès du média américain Wired, le procureur expliquait qu’il était clair, au regard des éléments collectés, que Pertsev avait constamment amélioré son programme, le rendant toujours plus attractifs aux yeux des blanchisseurs, en dépit de forts soupçons d’utilisation illégale. Selon l’accusation, près d’un tiers des fonds "mélangés" par Tornado entre 2019 et 2022 était frauduleux. Pouvait-il l'ignorer ? "Sous le prétexte d’une idéologie [NDLR : la défense de la confidentialité en ligne] il ne se souciait pas de la législation et des règlements et se sentait intouchable", souligne aussi une déclaration du tribunal. Avec plusieurs camarades, Pertsev a non seulement construit un outil particulièrement puissant, et qui plus est, s’est échiné à le rendre incontrôlable. De fait, Tornado Cash, désormais illégal aux Etats-Unis, avec ses administrateurs attitrés derrière les barreaux, continue toujours de fonctionner.
L'affaire Pertsev montre pourquoi il est temps de cesser de défendre les "mixeurs" de cryptomonnaies. Apparus autour de 2011, ces logiciels tels que Bitcoin Fog, Chip Mixer, Bestmixer ont surtout défrayé la chronique en raison de leur usage par des criminels. Parfois, leurs développeurs se sont mêmes révélés être de consciencieux complices des blanchisseurs : une réalité qui sans doute rendu plus méfiante la justice hollandaise à Pertsev, loin d’être le premier à être condamné dans le secteur. Aujourd’hui, le simple recours à un mixeur est suspect ; une proposition de loi portée par des membres du Congrès des Etats-Unis réclame l’instauration d’un moratoire sur tous les logiciels de ce type le temps de trouver un moyen de les réguler. Dans l’univers crypto non plus, les mixeurs, aussi appelés mélangeurs, ne sont plus perçus comme la solution idéale pour améliorer la confidentialité des utilisateurs.
Le lobby français des cryptos, l’Adan, pointe sur son site leurs "vices", tandis que celui du Bitcoin met en avant leurs nombreuses "limites". "De tels services exigent aussi de faire confiance aux individus qui les gèrent de ne pas perdre ou voler vos fonds ni de tenir un journal de vos requêtes." Cette même source préfère d’ailleurs mettre en lumière d’autres pistes d’améliorations natives, plus éthiques, encore en développement. Vitalik Butherin, le créateur du protocole Ethereum, a quant à lui publié de premiers travaux encourageants permettant d’introduire plus de discrétion, tout en s’assurant de la légalité des fonds dans les transactions grâce au "zero-knowledge proof". Ces solutions prendront sûrement du temps à arriver à maturité. Ce qui n'est pas nécessairement problématique : l’écosystème crypto reste après tout jeune et l’usage de ces actifs demeure marginal dans l'économie mondiale. Ces idées méritent en tout cas sûrement plus d’attention que les "mixeurs" à la réputation sulfureuse, à un moment où la crypto cherche à regagner la confiance du monde politique et économique.