"C’est bien qu’elle ait obtenu la médaille d’or, mais ses cheveux courts laissent penser qu’elle est féministe. Si c’est le cas, alors je retire mon soutien. Toutes les féministes doivent mourir." C’est un commentaire sur les réseaux sociaux coréens datant de 2021 et de la victoire d’An San, triple médaillée d’or aux Jeux olympiques d’été de Tokyo cette année-là dans les épreuves de tir à l’arc, qui a le malheur de porter les cheveux courts. La violence de la guerre des sexes en Corée du Sud est glaçante et cela ne s’illustre pas seulement par les 51 % des jeunes Coréennes de 20 ans qui votent pour le Parti démocrate, parti progressiste, contre 26 % des jeunes Coréens ; ce n’est pas non plus seulement la colère chez les jeunes Coréens qui vivent mal la discrimination positive vis-à-vis des femmes : exemption de service militaire, quotas pour certains concours et élections.
D’après Min Hee Go, professeure spécialiste des questions de genre, dans une société hyper concurrentielle, les jeunes Coréennes sont devenues des "concurrentes" alors qu’elles étaient autrefois des "partenaires", autrement dit les femmes étaient reléguées à l’intérieur, vouées à faire des enfants (dans les années 1970, le taux d’enfant par femme était à plus de 4, contre 0,78 aujourd’hui). Pour Ji Sun-yun, professeure de philosophie à l’université Sejong, "les jeunes Coréens se sentent incompétents, incapables de monter en haut de la société. Ils pensent qu’ils sont voués au célibat involontaire, à rester dans une situation instable sans avenir, sans repère, menacés ou affaiblis par la remise en question du statut dont ils bénéficiaient avant."
Et l’agonie bienvenue du schéma traditionnel a pour conséquence une violence inouïe contre les femmes. En 2016, une jeune femme est assassinée par un homme avouant "détester les femmes" ; en 2018, c’est l’affaire sordide des 30 000 crimes sexuels liés à l’utilisation de caméras cachées pour filmer des femmes et des très jeunes filles sans leur consentement ; en 2020, c’est le démantèlement d’un réseau d’exploitation sexuel appelé "Nth Room" (Chambre N), fondé par un homme de 24 ans, qui vendait des vidéos sexuelles de jeunes filles, dont des mineures, sous la menace d’odieux chantages ; c’est aussi "le terrorisme du sperme", une agression qui consiste à répandre du sperme sur les affaires, les vêtements, les cheveux, les visages des femmes. Et la conséquence de la révélation de ces affaires d’agressions sexuelles est le succès des mouvements masculinistes qui considèrent que le "féminisme est une maladie mentale". Bae In-kyu, 32 ans, fondateur du groupe Solidarité masculine dont la chaîne YouTube compte 500 000 abonnés : "Les femmes ne remplissent pas leur devoir, ne font pas leur part du travail, mais demandent des droits. En plus de tout cela, les féministes détestent les hommes, et c’est pour ça que je pense que le féminisme est un cancer." Glaçant.
Parce que cela se passe en Corée du Sud, on pourrait croire que c’est un phénomène à l’opposé de nos sociétés occidentales, mais une longue enquête de The Economist, intitulée "Une nouvelle fracture mondiale se creuse entre les genres", nous apprend que de la Pologne aux Etats-Unis en passant par la France, l’Allemagne ou la Chine, le clivage idéologique entre les jeunes femmes et les jeunes hommes est inédit. Alors qu’au début des années 2000, les jeunes de 18 à 29 ans votaient sensiblement pour la gauche progressiste, en 2020 "dans tous les grands pays étudiés, les jeunes hommes étaient plus conservateurs que les jeunes femmes". Comble du comble pour une génération élevée dans le royaume du Wokistan, les jeunes femmes votent comme des hommes âgés de plus de 60 ans… Le boomer devenant soudain l’allié inattendu des jeunes néoféministes, alors qu’il est vilipendé à longueur de tweets et d’articles.
Pour pérenniser les droits des femmes comme des minorités, la seule méthode viable est l’égalité. Quand on use de discours radicaux qui surfent sur la haine de l’Autre, qui n’envisagent le progrès des uns que comme la perte de droits pour d’autres, on se fracasse inévitablement contre le mur de la réaction. Et là, tout le monde est perdant.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste.
