Jusqu’à l’an passé, pour peu qu’on ne ramasse ni ne dégrade rien, il n’était pas illégal de traverser des terres agricoles ou forestières privées. Une nouvelle loi, dont ont commencé à s’emparer de grands propriétaires, se veut dissuasive pour les randonneurs. Des abus sont à déplorer des deux côtés.
«Une amende de 4e classe, c’est ce qui réprime sur la route un excès de vitesse entre 20 et 50 km/h, le fait d’emprunter un sens interdit ou un dépassement dangereux », compare Lisa Belluco, députée (Les Écologistes) de la Vienne. Cette amende forfaitaire qui sanctionne le fait de pénétrer « sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui » s’élève donc à 135 euros. La minoration ou la majoration, voire la mise en recouvrement, répondent aux mêmes délais que ceux instaurés pour les infractions routières.C’est une loi de février 2023 qui a créé ce délit d’«intrusion » dans des bois privés (ils le sont à 75 % en France) ou des propriétés agricoles.Ce qui rompt avec une législation et des usages hérités de l’abolition de la féodalité. « Il faut savoir différencier l’usage exclusif d’un jardin par exemple, qui relève de l’habitat personnel, et la possession toute théorique de centaines de kilomètres carrés d’espaces naturels », distinguent Lisa Belluco et le philosophe libertarien Gaspard Koenig, dans une tribune parue dans Le Monde.
Droits de passage en suspensA l’Assemblée, la députée écologiste de la Vienne a proposé, en vain, de « dépénaliser » ce qui pourrait se résumer parfois à une simple erreur d’itinéraire de la part d’un promeneur, « qui, au contraire d’un automobiliste en infraction, ne met pas un danger la vie d’autrui », insiste Lisa Belluco.Le « délit » n’est avéré que si « le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement ». Par des panneaux par exemple. Jusqu’ici, les cueillettes sans autorisation, les dégradations et autres abandons de détritus pouvaient déjà donner lieu à verbalisation. Depuis sa promulgation, une poignée de propriétaires s’est emparée de la nouvelle législation.
Par coïncidence, deux authentiques marquis, l’un dans les Alpes-Maritimes, l’autre en Isère, ont recruté des gardes pour dissuader l’accès à leurs terres respectives (des domaines d’environ 700 hectares).« Il peut y avoir des enjeux financiers autour des locations de droit de chasse », croit savoir Brigitte Soulary, présidente de la Fédération française de randonnée pédestre. Le marquis isérois justifie aussi son choix par la surfréquentation d’un site naturel périlleux situé sur son domaine.
Dans certains massifs montagneux, comme ici dans le Cantal, la fréquentation pédestre occasionne des conflits avec les éleveurs et propriétaires. Photo d'illustration Jeremie FulleringerDans le Cantal, ce sont des éleveurs qui ont décidé de ne plus autoriser le passage d’un GR à fort trafic sur leurs terres.
Brigitte Soulary peut comprendre certaines réactions : « Quand on traverse des pâturages, et notamment les estives, on doit tenir compte des patous, et refermer la barrière derrière. Certaines personnes considèrent que la nature est à tout le monde et ne sont pas respectueuses ».
Qui verbalisera la "divagation" de randonneurs ?Les chemins de randonnée ne s’inscrivent pas seulement sur le domaine public. « Des tronçons peuvent passer chez des propriétaires privés, avec leur accord. Et les droits de passage peuvent être sécurisés par le plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR). Or, il arrive qu’un nouveau propriétaire veuille revenir sur ces accords ». Toujours partisane de la tolérance et du dialogue sur l’usage des espaces naturels, la défenseure des « droits des randonneurs » insiste sur le rôle décisif des édiles ruraux.
« Certains aiment la randonnée, d’autres sont plutôt du côté des propriétaires terriens ».
Les maires enverront-ils le garde champêtre pour verbaliser les « intrus » ? Selon le service juridique de l’OFB (Office français de la biodiversité), les policiers de l’environnement « ne sont pas compétents ».
« Ce ne sera peut-être pas une priorité des préfets, les gendarmes n’auront pas forcément les moyens de traquer les randonneurs »
Il reste donc aux propriétaires jaloux de leur droit la possibilité de salarier un garde particulier. S’il est assermenté, il est habilité à verbaliser.En Sologne, les propriétaires ont investi dans le grillage au détriment de la garderie : « Il n’y a plus de gardes particuliers, mais des hommes toute main qui tondent la pelouse et coupent du bois », observe Raymond Louis, président des Amis des Chemins de Sologne.
Une loi née en SologneCe coup porté à la libre circulation des randonneurs de tout poil est un article de la loi… contre l’engrillagement. Une loi qui est née du combat d’associations de Sologne, qui ont su trouver des parlementaires capables de se dresser contre les grands propriétaires cédant à une mode constituant une aberration écologique : la construction effrénée d’immenses parcs de chasse clos par des grillages de deux mètres, transformant tout un territoire en camp retranché.
La loi est passée au prix d’un gage donné aux propriétaires, habilement introduit par le sénateur (LR) du Loiret Jean-Noël Cardoux : cette forte amende susceptible de dissuader les « intrusions » facilitées par le rabaissement des clôtures. Depuis un an, Raymond Louis, figure du combat contre l’engrillagement, a vu des « propriétaires aux aguets » mais n’a pas eu vent de « verbalisations ».En revanche, la construction de clôtures conformes aux nouvelles règles, comme a pu le constater le ministre de transition écologique, Christophe Béchu, début mai, n’est pas encore acquise. « Avec l’OFB, nous en sommes à une cinquantaine de signalements », décompte Raymond Louis.
En Isère, dans les Alpes-Maritimes et dans les Vosges, des collectifs d’usagers de la nature se sont constitués. « Ils se tiennent prêts à déposer une question prioritaire de constitutionnalité dès qu’il y aura une verbalisation », anticipe Lisa Belluco.
Julien Rapegno