L’histoire de Souleymane n’est pas celle que l’on croit. Il y a celle en images, que le film déroule sous nos yeux pendant 48 heures, puis celle formulée par le personnage face caméra dans le dernier quart du film de Boris Lojkine. Souleymane (Abou Sangaré), c’est ce jeune Guinéen qui livre à vélo dans Paris. Sans papiers, il attend patiemment un rendez-vous avec l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (Ofpra) pour obtenir le statut de réfugié. À cet entretien, il devra raconter son histoire. Mais laquelle ?
Du récit de vie prémâché et inventé de toutes pièces par son coach en demande d’asile, qui ferait de lui un opposant politique en Guinée, Souleymane va s’en écarter pour raconter sa vérité, sa véritable histoire. En cela, la trajectoire suivie par Souleymane est, avant tout, morale et s’apparente à une rédemption, un itinéraire mené du mensonge à la vérité, de l’ombre à la lumière.
L’histoire de Souleymane poursuit ce motif du chemin de croix en surdramatisant les difficultés quotidiennes de son personnage, en concentrant et exagérant avec outrance les obstacles (accident de vélo, problème avec son compte de livraison, retard de paiement, agression) qui se placent sur sa route durant les quelques jours du récit. Acculant son personnage sous les malheurs, écrasé par toutes les forces antagonistes qui s’acharnent soudain sur son sort, le récit de Boris Lojkine vire à la stratégie narrative. Ici, un thriller trépidant, mené sans temps mort, qui échoue à élaborer un rapport au monde qui en saisirait toute sa complexité.
Comme si, par son simple quotidien de travailleur précaire clandestin, Souleymane n’était pas déjà suffisamment victime d’un système qui l’opprime et l’exploite, il faudrait, pour faire un film, muscler le rapport empathique entre les spectateur·ices et son personnage principal, l’intensifier dramaturgiquement pour le rendre plus impactant, plus avisé politiquement. C’est ici tout l’inverse qui se produit. Au lieu d’une vision structurelle documentant la réalité des livreurs clandestins et décryptant les rapports de force et de domination au travail, le film s’en éloigne et spectacularise la trajectoire de Souleymane, la déplaçant vers quelque chose de l’ordre de l’accumulation de malheurs et de malchance. Souleymane n’est pas un travailleur comme les autres, c’est un martyr. Une trajectoire qui, non seulement, dépolitise le film, mais l’emmène vers le terrain peu enviable de la méritocratie.
Car c’est bien cette question que le film pose au spectateur en guise de conclusion. Devant faire la balance entre le mensonge de Souleymane et la violence rédemptrice qui l’a percuté – et, d’une certaine manière, “lavé” –, les spectateur·ices sont placé·es dans le fauteuil du juge. Souleymane mérite-t-il de recevoir l’asile ?
La méritocratie se poursuit jusque dans le parcours médiatique du film. Depuis sa projection à Cannes dans la section Un Certain Regard, l’acteur Abou Sangare, qui incarne Souleymane, est sous le coup d’une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français). Lauréat du prix d’interprétation masculine à Cannes, cette exposition médiatique pourrait jouer en sa faveur et aboutir à une issue positive pour son dossier, menant à sa régularisation. Sous-entendu : parce qu’il a remporté un prix d’interprétation à Cannes, Abou Sangare mérite de devenir Français. Voilà le joli message d’espoir envoyé aux travailleurs clandestins en France : gagnez un prix à Cannes et vous obtiendrez peut-être la régularisation de vos papiers.
L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine, avec Abou Sangare – En salle le 9 octobre