En se réappropriant le personnage du Joker en 2019, Joaquin Phoenix et Todd Phillips ont accouché d’une poupée gigogne dont ils ignoraient peut-être de combien de couches elle allait se couvrir. Le film en lui-même était retors, mettant en scène Arthur Fleck comme une sorte de Joker malgré lui : un homme faible d’esprit et sans humour, victime abattue et paniquée de la violence de son monde, saisi de quintes de rire irrépressibles à la moindre montée de stress, a priori assez mauvais candidat au costume de génie criminel supérieurement intelligent traditionnellement associé au personnage. Personnage qu’il n’allait incarner qu’à l’état d’emblème et non vraiment de conscience agissante, incapable et à peine désireux de contrôler ses éclairs de violence.
Mais la réception du film allait elle-même ajouter une couche de dédoublement au personnage, transformé complaisamment en icône générationnelle, réceptacle fourre-tout d’une colère anti-élites, d’une sorte de cri de ralliement incel, qui prolongeait dans notre réalité sa popularité malsaine. Joker n’existait donc pas en tant que tel, mais seulement dans l’œil de celles et ceux qui le vénéraient : un fou à peu près bon à rien, juché sur un trône par un premier cercle de fans de fiction, et un second bien réel.
Annoncé sur un mode évoquant clairement la prolifération par spin-offs des univers de films de super-héros de ces quinze dernières années, avec l’adjonction d’un personnage lui aussi emblématique du panthéon gothamien (Harley Quinn), interprété par une superstar (Lady Gaga), Folie à deux semble de l’extérieur donner raison à cette fan base, ou lui servir ce qu’elle attend, mais il n’en est rien.
En vérité, le film lui tend même un miroir assez cruel, en choisissant non pas de faire éclore le super-vilain sur les fondations de la douteuse scène de bain de foule qui clôturait le premier volet, mais au contraire de le laisser stagner, voire régresser dans sa folie, derrière les barreaux de la prison-asile d’Arkham, où son statut récemment acquis d’icône des laissé·es-pour-compte de Gotham n’est qu’une lointaine rumeur intangible, une pure virtualité touchant à peine son quotidien de détenu anonyme, victime des brimades des matons et des accès de sa démence.
Joker, donc, ne naîtra toujours pas, quoi que veuille la foule déchaînée, arrière-fond parfaitement langien du film, que l’on peut volontiers assimiler à un avatar malveillant de son propre public. Il végète à part du monde et du film que l’on attend de lui, occupé à des choses assez inhabituelles pour lui : préparer son procès, tenter de guérir, tomber amoureux. Lee Quinzel, véritable nom d’Harley Quinn (ce pseudonyme plus célèbre n’étant jamais prononcé), va jeter son dévolu sur lui, et au passage l’encourager elle aussi à faire corps avec son alter ego, de concert avec celui qu’elle s’invente pour elle-même.
Le film oscille entre les audiences du procès et les épisodes d’une romance déployée à la fois derrière les barreaux et dans un univers mental où se projettent les deux amant·es lorsqu’il·elle se retrouvent. Manière d’à la fois désobéir au canevas attendu (un essor criminel standardisé comme celui de The Penguin, autre portrait de super-vilain de Gotham actuellement diffusé par Max), tout en lui préservant une drôle de place dans un champ purement fantasmatique : le Joker-movie archétypal, avec costumes colorés et mises en scène joyeusement sadiques, n’a dans Folie à deux que la place du rêve – or c’est une belle place, car les séquences oniriques y occupent peut-être un quart du métrage.
La musique, elle, est une collection de standards flottant entre le jazz de Broadway (That’s Entertainment!, de Fred Astaire, en thème principal) et la variété grand style (If You Go Away, version anglophone de Ne me quitte pas, sublime scène de désespoir téléphonique), que Phillips articule à nouveau avec une intelligence certaine : Folie à deux est en effet un exemple rare (unique ?) de musical sans rupture réaliste, où les seuls personnages qui chantent sont des fous, et les numéros musicaux jouent de ce trouble, de la bizarrerie qu’il y a à se mettre à entonner des mélodies au milieu d’une scène banalement parlée, sous le regard ahuri des personnages non chantants – le peuple de la normalité. On se projette dans une émotion musicale à la texture écorchée – celle des voix de Phoenix et Gaga –, en même temps que dans le délire d’Arthur et Lee, qui en est consubstantiel.
Joker avait abondamment été comparé à Scorsese – à la fois Taxi Driver et La Valse des pantins. Folie à deux tend plutôt vers le Cassavetes de Love Streams ou le Altman de Popeye, partageant avec ce dernier exemple beaucoup de son atmosphère, sa façon très funèbre et déréalisée d’investir le cartoon. Comme une manière d’explorer dans cette fausse suite un autre versant de l’héritage du Nouvel Hollywood, par sa dimension viscéralement sentimentale, son goût profond du déséquilibre, sa théâtralité embrasée.
Joker : Folie à deux, de Todd Phillips, avec Joaquin Phoenix et Lady Gaga. En salle le 2 octobre.