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Karla Sofía Gascón : “J’aurais adoré jouer ce personnage il y a vingt ans”

“Je dédie aussi ce prix à toutes les personnes trans, à nous toutes et tous qui avons tant souffert. Je veux que ces personnes arrivent à croire, comme dans Emilia Perez, qu’il est toujours possible de s’améliorer, de changer, donc vous tous qui nous avait fait souffrir il est temps que vous changiez.” Sur la scène du Grand Auditorium Louis Lumière, Karla Sofía Gascón recevait, lors de la cérémonie de clôture de la 77e édition du festival de Cannes en mai dernier, un prix d’interprétation collectif pour sa partition et celles de ses camarades Zoe Saldana, Selena Gomez et Adriana Paz, dans Emilia Perez de Jacques Audiard.

Dans cette comédie musicale aux accents de thriller, elle incarne avec une grande virtuosité Manitas, puissante tête pensante d’un cartel mexicain, qui décide de faire sa transition de genre afin de devenir la Emilia Perez du titre. La révélation aux yeux du monde entier de cette ancienne star de télénovela, et désormais première femme trans primée à Cannes, rejouant par la fiction un processus de changement d’identité rendait son apparition médiatique et son éclosion au cinéma manifeste à tous les niveaux. Rencontre avec Karla Sofía Gascón.

En regardant votre filmographie, on se rend compte qu’il y a une interruption de votre carrière d’actrice après le début de votre processus de transition. Est-ce que cette interruption a été décidée ou subie à cause d’un déficit de rôles proposés ?

C’est intéressant que vous releviez les deux aspects parce qu’ils ont eu lieu dans ma vie et dans ma carrière. Ils se sont succédé en quelque sorte. Tout d’abord, il y a eu un moment où j’ai dû marquer une pause moi-même, parce que les rôles qu’on continuait à me proposer étaient des rôles correspondant à mon ancienne identité de genre. Il a fallu que je cesse de les considérer. Je me suis alors posé la question de ce que j’avais à proposer en tant qu’actrice. Il fallait que j’arrive à cerner ce que j’avais à donner en tant qu’interprète après ma transition. Prendre un peu de recul et marquer ce temps de pause a été une décision délibérée.

Une fois que j’ai été prête, j’ai subi le fait de voir que rien n’arrivait ou que les rôles qu’on me proposait étaient plutôt grotesques, relevaient d’une moquerie, renvoyaient à une image détériorée, négative, rien qui ne me donnait envie de contribuer à cette image livrée aux spectateurs. Ça a été quelque chose d’assez douloureux puisque j’ai dû tout reconstruire à zéro. Trente années de métier s’effacent, on ne peut même plus faire valoir ce qu’on a fait auparavant puisque ça ne parle pas aux gens, et rien ne correspond aux rôles auxquels vous pouvez aspirer dans votre nouvelle identité. Les deux phases ont été des phases difficiles à traverser. Pour la première, il s’agissait de redéfinir mon travail d’interprète, pour la deuxième il a fallu faire avec ce que l’industrie vous propose. À ce moment-là, j’étais au Mexique et les producteurs n’avaient vraiment pas d’idées, pas de rôles un tant soit peu intéressants à proposer.

Vous avez dit lors d’une master class avoir aussi été découragée par les rôles qu’on vous proposait avant votre transition. Vous étiez donc aussi à l’époque très heurtée par des stéréotypes de genre qui vous empêchaient d’être l’acteur que vous vouliez être ?

Absolument, cette industrie du cinéma et de la télévision manque d’imaginaire, d’artistes. Il y a beaucoup de techniciens et peu d’artistes et je pense qu’il faut la combinaison des deux pour créer une œuvre qui sorte un peu du lot et qui ne soit pas l’éternelle répétition d’un modèle qui existe et fonctionne déjà. Avant comme après, j’ai souffert de cette claustration dans un type de rôle ou dans une image à laquelle on vous identifie, à laquelle on vous assigne. On vous répète toujours les mêmes choses. C’est le cas pour beaucoup de mes collègues hommes ou femmes, on vous enferme dans un rôle jusqu’à ce qu’il y ait quelqu’un qui soit d’un niveau autre, et ça, ça ne court pas les rues. Pour tomber sur un Jacques Audiard, il faut passer par 400 abrutis. J’aurais adoré jouer ce personnage il y a vingt ans, ça aurait très bien marché.

Est-ce qu’aujourd’hui, des directeur·ices de casting ou des agent·es peuvent proposer des rôles de femmes cis à une actrice trans, ou d’hommes cis à un acteur trans ? Ou est-ce qu’une actrice ou un acteur trans ne se voient proposer que des rôles de personnages trans ?



De façon très générale, à quelques exceptions près dans cette industrie, dans ce métier, que ce soit du côté de la production ou du côté artistique, les gens ne pensent qu’à ce qui existe déjà. Ils ne voient pas plus loin que ce qu’ils ont sous les yeux et donc, en effet, si on parle de rôles trans, et si on fait appel à des acteurs trans, la plupart du temps c’est pour jouer des prostitués, des gens de la rue, des gens en souffrance. J’ai eu de la chance qu’on me propose des rôles imaginés par des artistes qui ont une vision qui va un peu au-delà de ce qui existe, que ce soit dans la série Rebelde [de Cris Morena] ou dans des films qui ne sont pas encore sortis. Dans ces rôles-là par exemple, il n’y a jamais d’allusions faites à la sexualité de mon personnage, ce qui est assez exceptionnel. Ce en quoi je crois, ce vers quoi j’aimerais que l’on tende, c’est qu’on nous propose toutes sortes de rôles.

Y a-t-il eu des images de cinéma qui ont été importantes pour vous dans la manière dont elles ont déplacé les stéréotypes sexistes et transphobes dont vous parlez et qui vous ont donné accès à une vision du monde plus libre mais aussi plus juste ?

Je pense précisément que le film qui a provoqué en moi ce déclic c’est Emilia Perez de Jacques Audiard, parce ce que, jusque-là, j’ai toujours trouvé qu’il y avait eu une grande homogénéité dans la manière dont était traitée la transidentité au cinéma, et plus généralement dans le mode de la représentation, avec une image toujours extrêmement frivole, avec des personnages d’artistes qui évoluent généralement dans le monde du cabaret, imitent des chanteuses, quelque chose d’assez parodique.

Il y a évidemment quelques exceptions. Je pense au film The Danish Girl de Tom Hooper, à La Mauvaise Éducation de Pedro Almodóvar, à Une femme fantastique de Sebastián Lelio. Mis à part ces exceptions très rares, on ne considère pas les personnes trans comme les personnes que nous sommes, qui traversent tous les états de la vie, qui ne passent pas leur temps à rigoler, qui n’ont pas une dimension plus légère que les autres. Emilia Perez va, à mon avis, apporter de la diversité et une profondeur nouvelle. À ce titre, c’est pour moi une grande responsabilité de jouer dans ce film, qui porte enfin un regard nouveau sur les personnes trans, et qui va, je l’espère, engendrer une normalisation de nos figures dans le cinéma et dans le monde en général.

Vous avez convaincu Jacques Audiard de jouer votre personnage lorsqu’il est un homme. Est-ce que ça a quelque chose de très spécifique lorsqu’on est une actrice trans, lorsqu’on a été désigné homme à sa naissance, de retrouver par le jeu une identité à laquelle on a été assignée et qu’on a choisi de quitter ?

C’est vrai qu’il y a de ça. Il s’est passé quelque chose d’assez intéressant et de drôle pour moi. Il a fallu à un moment dans ma vie que je me défasse des rôles d’hommes, c’était vraiment un enjeu pour moi de ne surtout plus jouer d’hommes, de ne plus considérer cette possibilité-là. Maintenant que j’ai dépassé ça, ce qui m’intéresse le plus, c’est de jouer ce qu’il y a de plus éloigné de moi. Si cet éloignement se pose sur la question du genre, pourquoi pas ! Je dois bien reconnaître que ça m’a beaucoup plus intéressé d’incarner Manitas que d’incarner Emilia. Si Jacques a pensé à moi pour Emilia, c’est en raison de ma proximité avec elle alors que moi, au contraire, je la considérai aussi comme un rôle de composition.

Mais il est vrai que j’ai beaucoup plus inventé en étant Manitas, c’est quelque chose que je peux me permettre de faire, et si, de façon plus générale, on me posait aujourd’hui la question “est-ce que vous accepteriez de jouer des rôles d’hommes ?”, je répondrais oui maintenant. Avant cela me déstabilisait trop. Je suis ce que je veux être, donc je n’ai aucun mal à jouer ce qu’il y a de très éloigné de moi. Si on me propose d’être le Comte de Monte-Cristo, aucun problème, je mets ma cape, je prends mon épée et j’y vais !

On a l’impression que l’Espagne est très en avance sur la question de la transidentité, la loi trans qui permet l’autodétermination de genre a été votée il y a deux ans. L’Espagne est aussi l’un des derniers pays gouvernés par la gauche en Europe. Est-ce que vous avez le sentiment que l’Espagne est passée en cinquante ans de la dictature au statut de pays le plus progressiste d’Europe ?


Je pense qu’il se passe quelque chose de très grave, de très dangereux et j’espère que l’Espagne n’est pas le dernier pays progressiste, mais, en effet, on a l’impression qu’on assiste en Europe et un peu partout dans le monde, à un retour en arrière. Des idées directement héritées du fascisme, d’Hitler, sont ravivées par des personnes qui ne se rendent pas compte de ce qu’elles défendent, et qui se trompent en pensant que l’espoir réside dans ces idées dont ils seront les premiers à souffrir. C’est extrêmement inquiétant.

Je ne me sens pas forcément liée à un parti. Je suis plutôt du genre à être au centre, à prendre chez chacun ce qu’il y a de meilleur, mais c’est évident que toutes les avancées en Espagne ne viennent pas de la droite et que c’est la gauche qui nous a permis d’avancer sur beaucoup d’aspects sociaux et d’identité. Je n’ai pas d’expertise sur les questions économiques ou sur tous les aspects de la vie politique et sociale. Il me semble qu’il y a parfois des excès aussi, je pense qu’il y a de grands spécialistes, notamment en Espagne, sur la question de l’identité et du genre, et qu’il faut les laisser travailler. Il ne faut surtout pas permettre un retour en arrière et perdre nos acquis et nos avancées. 



Est-ce qu’il n’y a qu’en France qu’une personnalité politique a dit quelque chose d’aussi insultant que Marion Maréchal Le Pen après que vous avez reçu un prix d’interprétation féminine à Cannes ?

Non, partout dans le monde! Quand j’ai dit sur scène, lors de ma prise de parole, que des imbéciles allaient faire des commentaires sur moi, c’est parce que je savais qu’il y en aurait au Mexique, en Espagne, partout. Il ne pouvait donc pas ne pas y en avoir en France. (rires)

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