L’anecdote est célèbre : initialement engagé pour un rôle secondaire, Delon, qui n’est encore qu’un jeune acteur à peu près sans notoriété, s’invite un soir chez l’auteur et ses producteurs pour les convaincre que le rôle principal lui irait mieux. Il a bien sûr raison : Tom Ripley, éphèbe amoral et manipulateur, héros de naissance pauvre et anonyme naviguant dans les cercles du pouvoir et de l’argent sans autre atout que son intelligence et sa beauté, c’est totalement lui. C’est en tout cas l’acte de naissance du sex-symbol Delon, d’un érotisme ultramoderne, pas du tout propret, ravagé par les éléments – comme s’il fallait dès le départ casser sa perfection glacée.
Monument de violence romantique, sans doute particulier à revoir aujourd’hui (une monstruosité masculine tissée de brutalités absolues, violence physique, humiliations intrafamiliales, jusqu’au viol d’Annie Girardot, que le film regarde avec beaucoup d’ambiguité), où Visconti maintient l’astre Delon dans l’arrière-plan d’un grand frère tempétueux. Comme le dit Emmanuel Carrère dans Yoga, la beauté du film réside beaucoup dans le fait que Delon soit alors le plus bel homme sur Terre, Salvatori n’étant que d’une beauté plus abordable, et que l’on croie pourtant miraculeusement à ce que ce soit lui qui s’efface dans la timidité : un dieu du retrait, du silence, de la colère refoulée.
Cent ans après le Risorgimento, le communiste au sang bleu Visconti lui consacre son film le plus dense, le plus proustien, sans doute en tout cas son plus objectivement ambitieux et sophistiqué, en retraçant les mutations de l’Italie de Garibaldi du point de vue de l’aristocratie crépusculaire. C’est évidemment Delon qui prononce la phrase de Falconeri, peut-être la plus célèbre réplique d’une carrière où elles n’abondent d’ailleurs pas (malgré une voix divine, il fut moins génie du côté du verbe que de celui du mutisme) : “il faut que tout change pour que rien ne change”. Rien de plus delonien que ce paradoxe à la fois révolutionnaire et conservateur.
Le plus iconique de tous les avatars deloniens, qui lui donnera un surnom et beaucoup d’épigones, y compris dans des territoires de cinéma des plus lointains, que ce soit en Asie où les hongkongais reprendront copieusement le motif (Johnnie To avec Chow Yun-Fat puis Tony Leung, et jusqu’à Vengeance qu’il cherchera sans succès à offrir à Delon pour finalement se rabattre sur Johnny Hallyday), ou en Amérique avec le Ghost Dog de Jarmusch qui imagine une version hip hop. Il trouve avec Melville son plus parfait pygmalion, qui lui coudra des polars sur mesure avec Le Cercle Rouge, où Delon est presque en retrait derrière une saturation de star power vieillissant (Montand, Bourvil…), et surtout Un flic, diamant d’épure qui déséquilibre au passage sa virilité traditionnelle au contact d’une prostituée transgenre.
Chez Delon, on l’a dit, le silence parle mieux que tous les scénarios du monde. Celui de Jean-Claude Carrière tient en huit pages, pour laisser toute la place à la mise en scène des regards et des gestes, qui fait toute la sève d’un film qui restera comme un des sommet d’érotisme empoisonné des années 60 finissantes, non sans un certain goût pour la perversion et le franchissement des tabous, à commencer par le recrutement de Romy Schneider, sur l’insistance de son ancien fiancé Delon, et contre les protestations d’un producteur qui doutait qu’on pût ainsi mettre “Sissi en bikini”. Là encore, plusieurs imitations modernes (Swimming Pool, A Bigger Splash) tenteront de se réapproprier le mythe.
Delon est une superstar, Belmondo aussi. Ils l’ignorent, mais leur rivalité au box-office sur le terrain du film policier n’en est encore qu’à ses balbutiemens ; pourtant il est déjà temps de les inviter façon “réunion tant attendue des monstres sacrés”, comme vingt-cinq ans plus tard Michael Mann le fera d’Al Pacino et Robert De Niro dans Heat. Totalement fétichiste d’un certain idéal de banditisme publicitaire (jusqu’au titre métonymique qui remplace le Bandits à Marseille du livre de Saccomano), le film est aussi une photographie unique des sortes de reflets inverses qui opposant les acteurs, l’un parfaitement vitaliste, l’autre totalement funèbre – pas besoin de préciser lequel. Presque trente ans plus tard, ils se retrouveront pour un tardif match retour intitulé Une chance sur deux et signé par Patrice Leconte. Le public ne sera pas au rendez-vous.
Un film assez à part, peut-être son plus beau, sur un professeur dépressif muté dans une petite ville italienne où il va se lier à une jeune élève. Dans un décor hivernal, sous une apparence étonnamment négligée, Delon n’a jamais semblé aussi vulnérable, aussi friable, et le film parvient à totalement transformer le prisme erotisant par lequel on s’était habitués à regarder sa solitude. Un Delon loser, miné, et donc encore plus tragique.
Les années 1980 sont celles d’une exploitaion enfiévrée sur un territoire assez beaufisant de polar policier musclé, à une époque où le genre tient la dragée haute du box-office français, talonné par la comédie qui n’a pas encore conquis son monopole. Le match Delon-Bébel en est évidemment le face à face emblématique, et Delon prend pour l’occasion carrément lui-même les commandes de ce film oublié qui sera pourtant un grand succès. Exemple parmi d’autres d’une époque qui a marqué une génération : le Delon des films du soir sur TF1, des courses poursuites légèrement ankylosées en gros cuir, et des titres en “flic” (Parole de flic, Un flic, Ne réveillez pas un flic qui dort, Flic Story…)
Un amour de Swann, Volker Schlondorff (1984)
Luchino Visconti a longtemps rêvé d’adapter la Recherche et Alain Delon y aurait interpréter le narrateur. Pour ce projet fou, les noms les plus impressionnants ont circulé (Garbo en Duchesse de Guermantes, Bardot en Odette, Deneuve en Gilberte, Lancaster en Charlus…). Ce sera finalement dans l’adaptation d’un chapitre du premier tome de la Recherche que Delon donnera corps à son premier personnage proustien : le baron de Charlus. Dans le rôle de ce gay à la fois extraverti et dans le placard, il ne fait pas dans la dentelle (oeillades appuyées sur les garçons d’hotel, préciosité de salon…) mais déploie une certaine gourmandise et montre un amusement assez communicatif.
Contrairement à son rival Bébel, Delon est parvenu à faire toute sa carrière sans croiser la route de l’avant-garde cinématographique de son propre pays, à laquelle il n’a opposé que son indifférence souveraine, teintée peut-être d’un certain mépris, préférant convoler avec des italiens, ou avec des grands loups solitaires échappant aux querelles du classique et du moderne (Melville, Deray, Clément…). Godard heureusement rattrape plus ou moins le coup, non sans l’irrévérence brutale qu’on lui connaît, avec cette sorte de farce morbide et méditative où Delon, quand on lui demande ce qu’il fait, répond avec compoction : “je fais pitié”.
Delon a totalement raté sa fin de carrière (il a même joué chez BHL), ou plutôt l’a-t-il sciemment négligée, ne se souciant guerre de se connecter à la jeune garde comme Deneuve chez Desplechin, Honoré ou Lars Von Trier, malgré quelques sollicitations (Sofia Coppola le voulait en Louis XV). Mais il au moins eu la politesse de s’autoparodier : le voir en César de bande dessinée, trônant au-dessus du star system des années 2000, toisant les dépenses pharaoniques du blockbuster le plus nanardeux de la décennie, c’est un crime de lèse majesté, mais qu’on aurait trop regretté de ne pas commettre, et qui finalement l’abîme moins qu’il ne l’allège.