Un travelling latéral embrasse lentement un vestiaire où un groupe d’adolescentes jouent un vilain tour à une camarade. Saule Bliuvaite, cinéaste lituanienne de 30 ans, débute Toxic, son premier long métrage, par une citation du Carrie au bal du diable de Brian De Palma (1976). Si son film reste ancré dans le réalisme cafardeux de la Lituanie post-soviétique sans s’aventurer dans le fantastique, il raconte, comme son aîné, le mal-être adolescent par le prisme des transformations du corps féminin.
Et si le diable y est invoqué, c’est uniquement via l’imprimé du t-shirt “Bigger than Satan” que porte l’une des petites héroïnes ou alors via les morceaux de witch house (micro genre né à la fin des années 2000, sorte de dark ambient bruitiste et lo-fi caractérisée par une esthétique vaguement sataniste) qu’on entend régulièrement dans le film.
Marija et Kristina ont 13 ans. Un âge où leurs rêves les poussent loin du décor industriel miteux de leur ville natale. Ce ticket d’évasion, elles le trouvent sur l’affiche d’un casting de mannequinat faisant escale dans leur bled. Elles sont prêtes à tout pour le passer, comme par exemple avaler un œuf de ténia vivant pour être encore plus mince, sombrer dans l’anorexie ou flirter avec un réseau de prostitution.
Dans la lignée d’autres films sur l’adolescence en perdition, de l’indépassable canon du genre Elephant de Gus Van Sant (2003) au plus récent Grave de Julia Ducournau (2016), Toxic impressionne par sa puissance visuelle. Saule Bliuvaite inscrit, avec un impressionnant sens du cadre, les corps malingres des adolescentes dans leur environnement fait de terrains vagues et autres décharges, qui contrastent d’autant plus avec le rêve publicitaire qui défilent sur leur écrans. Sans trop sombrer dans un trash complaisant, la cinéaste parvient, notamment grâce à deux actrices fabuleuses, à paradoxalement signer un film assez solaire sur l’amitié.
Récompensé par le jury présidé par Jessica Hausner, le film marque la naissance du cinéaste, mais replace aussi la Lituanie sur la carte du cinéma. Car, en plus du Léopard d’or attribué à Saule Bliuvaite, un autre film lituanien, Seses de Laurynas Bareiša est reparti avec le prix de la mise en scène et un autre d’interprétation.
S’il est injustement reparti bredouille du festival suisse, Cent mille milliards, également présenté en compétition internationale, Virgile Vernier décrit lui aussi une jeunesse qui partage avec celle de Toxic un idéal d’écran LCD et de télé-réalité. Alors que ses copines et collègues travailleuses du sexe s’envolent pour passer les fêtes à Dubaï, Afine, bel ephèbe de 18 ans, étire sa solitude dans un Monaco désert et seulement animé des décorations de Noël.
Lui aussi sculpte son corps selon les canons contemporains, mais cette fois coup d’injections dans les lèvres. Derrière un bling-bling de façade, palpite une solitude profonde et évoquée avec élégance. Sorte d’Une fille facile de Rebecca Zlotowski (2019) au masculin, on retrouve dans Cent mille milliards l’attrait de Vernier pour la jeunesse désorientée par les lumières de la ville.
Alors que leur second long métrage, Eat the Night, est encore visible en salles, le duo de cinéastes Caroline Poggi et Jonathan Vinel, autres féru·es du désespoir adolescent, présentait à Locarno un court métrage uniquement en animation : La Fille qui explose, récompensé par le European Film Award. Poussant le curseur du spleen adolescent et du gorecore au maximum, le film évoque la difficulté à trouver sa place dans un monde et la façon dont l’ultra-violence et l’autodestruction devient la seule réponse aux horreurs contemporaines.
Le reste du palmarès a sacré deux très grandes actrices. La première est Kim Min-hee pour sa performance dans By the Stream de Hong Sang-soo. Plus que jamais figure pivot du cinéaste coréen, elle y joue une conférencière/artiste tisseuse qui demande à son oncle, un acteur/réalisateur sur le déclin, de remplacer, deux semaines avant la fin de l’année, un professeur d’art dramatique accusé d’avoir entretenu des relations avec trois étudiantes en mêmes temps.
Le 32e film de HSS, qui réalise désormais ses films dans une micro-économie où il fait presque tout, de la prise de vue au montage en passant par la musique, semble plus que les précédents perméable à son époque, puisqu’il évoque clairement, mais toutefois un peu trop timidement, l’emprise qu’a un professeur sur ses élèves et la goujaterie masculine.
Sans Hong Sang-soo, le dernier film remarqué lors de cette 77e édition n’aurait sûrement jamais existé. Callie Hernandez est magnétique dans Invention. L’actrice a été récompensée dans la section Cineasti del presente et déjà vue dans des rôles secondaires de films de genre (Machete Kills, Sin City, Blair Witch, La La Land, Alien : Covent) et remarquée dans Under the Silver Lake de David Robert Mitchell (2018).
Projet mené à quatre mains avec la cinéaste expérimentale Courtney Stephens, il a démarré le jour où elles se sont croisées à une projection new-yorkaise d’un film de Hong Sang-soo et on décidé de réaliser ensemble un film sur le deuil paternel qu’était en train de vivre Callie Hernandez. Son père, star locale, inventeur farfelu et conspirationniste notoire, est mort en 2021. Il lui a laissé en héritage plusieurs machines issues de ses croyances new age et un impressionnant fonds d’archives personnelles. Si cette méta-fiction filmée en 16mm ne nous perd pas, c’est grâce au jeu génial de l’actrice.
Derrière ses moues blasées et son regard ténébreux, on sent toute la difficulté à effectuer le deuil de ce père étrange. À l’instar de The Sweat East de Sean Price Williams, Invention raconte aussi une Amérique fracturée et frappée du sceau de la paranoïa.
Concorso Internazionale
Concorso Cineasti del presente