“J’écris ce que je ne peux sculpter et je sculpte ce que je ne peux écrire.” L’aveu de Barbara Chase-Riboud souligne combien, depuis le début des années 1960, sa pratique créative s’est divisée en deux gestes autonomes, dans lesquels elle puise des ressources différentes, la sérénité chez l’une, l’excitation chez l’autre.
“Je ne peux pas faire les deux en même temps”, reconnaît-elle alors qu’elle nous reçoit dans son appartement donnant sur le jardin du Luxembourg, où elle vit depuis plus de quarante ans, après son départ des États-Unis à la fin des années 1950 pour étudier l’art et l’architecture à l’Académie américaine de Rome. Ses livres, dont un best-seller mondial, La Virginienne, publié en 1979 après un ouvrage de poésie (édité par son amie Toni Morrison), puis La Fille du président et Le Nègre de l’Amistad, l’ont inscrite dans le paysage littéraire américain.
Autant que son œuvre artistique qui, depuis une première sculpture acquise par le MoMA alors qu’elle n’avait que 17 ans, n’a cessé de circuler dans le monde : des sculptures abstraites comprenant des formes métalliques fluides, des sculptures de cascades de soie ou de laine nouée qui semblent défier la gravité… Exposé au Musée d’art moderne de la ville de Paris/ARC dans les années 1970, ou plus récemment à l’Institut Giacometti, son travail plastique reste pourtant un peu minoré en France.
En lisant les centaines de lettres qu’elle écrivit à sa mère entre 1957 et 1991, aujourd’hui rassemblées dans un recueil poignant, J’ai toujours su (Seuil), on mesure mieux l’intensité d’une vie entièrement dédiée à la création et à l’amour d’une mère. Ces missives, Barbara Chase-Riboud les avait oubliées jusqu’au jour où, après le décès de cette dernière, elle tomba sur une boîte remplie de feuilles où elle reconnut son écriture. “Je n’ai pas voulu alors les lire”, nous confie-t-elle.
“Je pensais qu’il y avait peut-être des lettres d’un amant de ma mère. J’ai déposé les lettres dans un coffre ; elles y sont restées six ans. Finalement, j’ai ouvert un jour la boîte ; je m’attendais à découvrir des lettres d’amour de ma mère, et en fait, je suis tombée sur 600 lettres d’amour, mais écrites par moi !” Un éditeur décide alors de les publier. Ni mémoires, ni journal intime, ni carnet de voyage, ni confessions, ces lettres mélangent un peu tous ces registres : “Ce sont des annotations vivantes, prises dans l’instant présent”, précise-t-elle. “Ce sont simplement des notes, des croquis en mots. Je peux dater toutes mes sculptures et mes poèmes grâce à ces lettres.”
Sans avoir la force littéraire de celles d’une Madame de Sévigné, ou même de Lettre à ma fille de Maya Angelou – avec laquelle elle participa aux luttes pour les droits civiques dans les années 1960 –, ces lettres traduisent la délicatesse d’une attention d’une fille pour sa mère. Barbara Chase-Riboud y raconte tout de son exil européen et de ses voyages dans le monde entier, comme si elle compensait “le sentiment de l’avoir abandonnée” par le récit circonstancié de ce qu’elle découvrait loin de sa ville natale, Philadelphie, où sa mère était restée.
Mais par-delà l’amour filial qui vibre dans les pages par sa longévité même, le livre expose l’intensité de la vie d’une jeune Américaine s’ouvrant aux plaisirs, à la découverte du monde, à l’amour (avec son mari, le photographe de l’agence Magnum, Marc Riboud, qu’elle épouse en 1961 au Mexique). La lecture éblouie de ces lettres nous plonge dans un paysage artistique et culturel foisonnant.
À côté de ses propres questionnements sur son travail artistique et de ses premiers signes de reconnaissance, Barbara Chase-Riboud évoque ses affinités et ses rencontres avec une multitude de personnalités, issues de milieux différents, du mouvement pour les droits civiques qu’elle accompagne fidèlement (Malcolm X, James Baldwin, Joséphine Baker…) à la scène artistique qu’elle côtoie (Man Ray, Alberto Giacometti, Max Ernst, Dorothea Tanning, Alexandre Calder, Salvador Dalí, Henri Cartier-Bresson…). J’ai toujours su relate de manière simple et honnête combien une existence émancipée se nourrit autant des choses du quotidien que de l’accès aux formes artistiques.
Barbara Chase-Riboud aime se rappeler d’une phrase de Claude Lévi-Strauss, qui résume sa philosophie existentielle : “La vie est la plus belle des œuvres d’art, et l’art est la seule preuve attestant de ce qui s’est passé autrefois.” Ce qu’elle a “toujours su” (expression qu’elle emprunte à l’écrivain Gore Vidal, qui fut l’un de ses amis), c’est cette façon d’entremêler l’art et la vie, de nourrir dialectiquement l’un et l’autre à chaque instant. En pensant chaque jour à sa mère, témoin jusqu’au bout de ses élans et de son émancipation artistique.
J’ai toujours su de Barbara Chase-Riboud, traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal (Seuil), 704 p., 27 €. En librairie.