Les habitants n’en connaissent pas le nom, mais l’appellent le « chemin blanc ». Moins d’une centaine de mètres avant la sortie du bourg, entre le monument aux morts et l’église, l’entrée du sentier. Ce vendredi, les roues de la voiture s’embourbent dans les crevasses pleines d’eau, le résultat des pluies de la veille. Une bâtisse sur la gauche, un pont romain enjambant le ru de Buchin, puis la végétation qui obscurcit la piste. Deux kilomètres plus loin, la maison du garde-barrière et l’ancienne gare, aujourd’hui habitées, se dressent devant nous. Les vestiges d’un temps où les tacots desservaient encore Rouvray, commune d’à peine 500 âmes au nord d’Auxerre.
Dans le village, il se dit que c’est dans l’une de ces maisonnettes qu’habitait Émile Louis. Un endroit isolé où coule, non loin, le Serein, rivière bordée de bois où Émile Louis avait ses habitudes de pêcheur et de tueurs. Dans ces terres glaiseuses, le « boucher de l’Yonne » avait avoué avoir enterré ses sept victimes, faisant de ces lieux, son « cimetière ».
« Il faut tourner la page »En tournant le verrou de la mairie, Charles Berthollet, maire de Rouvray depuis 2008, affiche une mine embarrassée. Contrariée même. Le nom de sa commune est à nouveau associé à Émile Louis après que de nouvelles fouilles ont été lancées à la fin du mois de septembre 2024 pour tenter de retrouver de nouveaux ossements. « Si vous êtes ici pour parler aux gens, c’est sûrement parce que vous n’avez plus rien à dire sur Émile Louis, lance l’élu. Ça fait 40 ou 50 ans, il faut tourner la page. Oui, c’est vrai qu’Émile Louis a habité à Rouvray. Mais dire que son cimetière est ici alors que l’autre côté du Serein, on est à Héry. En amont, à Vergigny et en aval, à Venouze… (il soupire, NDLR) C’est difficile de s’y reconnaître, la végétation a repris ses droits. »
Vingt-quatre ans plus tôt, en décembre 2000, Émile Louis était revenu à Rouvray, en terrain conquis. Il conduisait lui-même les enquêteurs dans ces bois qu’il connaissait par cœur, et désignait les lieux où il avait enterré ses victimes vingt ans auparavant. Dissimulé sous une couverture à bord d’une Renault Laguna, il était parti à 2 heures du matin depuis Draguignan, où il avait été placé en garde à vue. Persuadé que ces crimes étaient couverts par la prescription, Émile Louis avait avoué les meurtres de sept femmes.
Après ses aveux, Émile Louis a été conduit à Rouvray pour désigner les lieux où il a enterré ces victimes. Archives
Des mômes fragiles, pour certaines déficientes mentales légères, et vulnérables, disparues entre 1977 et 1979. Le « pépère pervers » - comme le surnommait Didier Seban, avocat des « Disparues de l’Yonne » - confiait les avoir enterrées dans les bois de Rouvray, le long du Serein. Les aveux du tueur en série ont déclenché les premières recherches. Dans un périmètre restreint, moins d’un kilomètre le long du Serein, il désignait sept parcelles ratissées par les gendarmes, dans la boue, pendant plusieurs semaines.
Parcelle après parcelle, la pelleteuse creusait le sol, cinquante centimètres par cinquante centimètres. Chaque godet était analysé. Si les militaires découvraient un indice, ils poursuivaient à la main. Le premier corps a été sorti de terre trois jours plus tard. Lundi 18 décembre 2000, à 15 heures. Un squelette complet en bordure du Serein, à un peu moins d’un mètre de profondeur. La dépouille était légèrement allongée sur le côté, recouverte par des morceaux de vêtements encore visibles. Émile Louis ne s’était trompé que de dix mètres. « Il nous a conduits vers la mare et a désigné une margelle sous laquelle il disait l’avoir enterrée », racontait alors un officier de gendarmerie.
En 2000, les conditions climatiques avaient compliqué la tâche des militaires.
Les jours suivants, le Serein rendait les recherches plus ardues, l’eau s’infiltrant à chaque coup de pelle. Les conditions climatiques limitaient considérablement les recherches. Une centaine de pièces ont été déterrées : des chaussures, des sous-vêtements, du parfum, du maquillage. Puis présentée sur planche photos aux familles des disparues. Celle de Bernadette Lemoine a reconnu « un pull de toutes les couleurs, une paire de sandales et un pantalon rouge », de la jeune fille de 20 ans, disparue début 1978.
Des semaines plus tard, le 4 janvier 2001, les recherches sur le quatrième site ont permis de découvrir, en plus de nouveaux vêtements, un second squelette à 30 cm de profondeur. Les recherches se sont arrêtées discrètement le mois suivant. Seuls les squelettes de Madeleine Dejust, 22 ans et Jacqueline Weis, 18 ans, ont été exhumés lors de ces premières fouilles. Cinq des sept victimes n’ont à ce jour toujours pas de sépulture : Christine Marlot, Martine Renault, Chantal Gras, Bernadette et Françoise Lemoine.
Fouilles dans l'Yonne : des morceaux de vêtements découverts dans le « cimetière d'Émile Louis »
Les fouilles en 2000 ont permis de retrouver deux squelettes.
Gérard avait la vingtaine à l’époque. Le Rouvraysien regrette ne pas en avoir parlé plus tôt aux gendarmes. De l’autre côté de la rivière, il avait vu Émile Louis plus d’une fois. Un jour, « il était en compagnie de deux femmes. Je ne saurai dire s’il s’agissait d’une de ses sept victimes… Il a fait comme s’il ne me voyait pas. » Son témoignage a été récemment pris en compte par les enquêteurs, à la faveur des nouvelles fouilles lancées le 23 septembre. Deux décennies plus tard, le petit village Rouvray s’est une nouvelle fois retrouvé sous les feux des projecteurs.
C’est balancé l’argent public par la fenêtre
Dans l’espoir, cette fois, de retrouver le squelette de Marie-Ambroisine Coussin, une centaine de militaires ont investi les bois. Mère de dix enfants, elle avait disparu en 1975 dans l’indifférence générale. Son crâne a été découvert par un chasseur en 2018 dans un sous-bois de 8.000 m², à seulement 400 mètres du lieu où avaient été exhumés les ossements de Jacqueline Weis et Madeleine Dejust. Et c’est justement à cet endroit que des barnums ont été montés par les militaires. Deux semaines de recherches chiffrées à plus de 40.000 euros. « C’est balancé l’argent public par la fenêtre, glisse un habitant. Tout ça, ça aurait dû être fait avant. C’est trop tard maintenant. » Parce que les plus familiers des lieux savent combien le lit de la rivière a été modifié au fil des décennies, les gendarmes l’ont, eux aussi, pris en compte. À l’aide de cartes contemporaines à la disparition des jeunes femmes, ils ont virtuellement déplacé le lit de la rivière. Le procureur de la République d’Auxerre Hugues de Phily n’a « rien laissé au hasard » : « Le ru à proximité a modifié le terrain, les animaux ont créé des chemins et ont pu déplacer des choses. »
De nouvelles fouilles ne sont pas excluesLes gendarmes ont pu opérer avec du matériel de pointe, des outils de guerre utilisés en opérations extérieures, pour explorer la zone. « Bien sûr, on s’est dit que cette dame pouvait être retrouvée [Marie-Jeanne Ambroisine Coussin, NDLR], confie une habitante. Mais on espérait aussi qu’ils retrouvent les autres squelettes, ceux des Disparues de l’Yonne. » Seuls des objets ont été sortis de terre et les recherches se sont arrêtées, conformément à l’agenda, le 4 octobre. Avec comme butin, une douzaine de pièces exploitables. Un vêtement, deux tissus, des emballages, une boîte de médicaments, un bout de chaussures de femme, qui seront analysés en laboratoire.
D’énièmes fouilles « nécessaires » pour certains habitants de Rouvray. Une opération « peu flatteuse pour la commune », pour d’autres. À Rouvray et dans l’Yonne, il y a eu un avant et un après Émile Louis, tant les parcours de ce banal chauffeur de car, ce gentil monsieur parfois grossier et aux blagues souvent salaces, ont éclaboussé, au-delà d’une commune, un département et ses institutions. Le « cimetière » d’Émile Louis, au cœur de ce paisible village, n’a pas fini pour autant de faire parler de lui. Le parquet d’Auxerre n’exclut pas de nouvelles fouilles.
Les fouilles s'achèvent dans le "cimetière d'Émile Louis" à Rouvray : voilà ce que l'on sait
Tiphaine Sirieix