« Pour nous, l’affaire est quasiment terminée. » Nous sommes le 5 novembre 1984. Bernard Laroche vient d’être inculpé de l’enlèvement et de l’assassinat de Grégory Villemin, 4 ans, retrouvé mort dans le lit de la Vologne trois semaines plus tôt.
Le capitaine Etienne Sesmat, alors à la tête de la compagnie de gendarmerie d’Épinal, est en première ligne. Présent lorsque le petit cadavre a été sorti de l’eau, pieds et poings liés. Présent encore lors de l’arrestation et de la garde à vue du cousin du père de Grégory, que des expertises graphologiques désignent comme l’auteur du désormais célèbre courrier de revendication, envoyé le jour du crime à Jean-Marie Villemin : « J’espère que tu mourras de chagrin le chef. Ce n’est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance pauvre con. »
Deux affaires en uneAu moment où il quitte le palais de justice avec le meurtrier présumé, le gendarme a donc le sentiment de toucher au but, comme il l’écrit dans Les deux affaires Grégory, derniers pas vers la vérité, livre-témoignage éclairant dont la version augmentée paraît ce jeudi. La suite va largement le démentir.
Quarante ans plus tard, le dossier a viré au fiasco et reste tout en haut de la pile des “cold cases” français. Pour expliquer ce naufrage, Etienne Sesmat, aujourd’hui retraité, trace une ligne entre deux séquences bien distinctes. La première s’étire jusqu’à fin 1984, période pendant laquelle l’étau se resserre, « sans acharnement » ni « a priori », assure-t-il, sur Bernard Laroche.
L’homme aurait été poussé à commettre le pire par une jalousie dévorante, virant à « l’animosité féroce » face à la réussite sociale de son cousin. « On a négligé l’importance du levier psychologique et même psychopathologique dans cet acte, souligne aujourd’hui Etienne Sesmat. Or, on ne tue pas un enfant de cette façon sans qu’il se soit passé quelque chose dans la tête. Grégory a été sacrifié sur l’autel de la haine vouée à son père. Derrière ça, il y a une vraie folie. »
Bernard Laroche au palais de justice d'Epinal, le 5 novembre 1984. Le capitaine Etienne Sesmat se tient juste derrière lui. Photo AFP
L’ex-officier supérieur situe la bascule dans la « seconde affaire » au début de l’année 1985. Infligeant un camouflet terrible aux gendarmes, le “petit juge” Jean-Michel Lambert, auquel Etienne Sesmat consacre un chapitre au vitriol, décide de saisir la PJ.
« Les médias et le système judiciaire s’emballent. Nous entrons dans l’irrationnel », écrit encore l’ancien militaire. Qui complète, depuis Collioure, où il vit désormais : « À partir de 1985-86, tout est parti à vau-l’eau dans des proportions inimaginables. On a le “surassassinat” de Laroche (tué par Jean-Marie Villemin, NDLR), la dérive de l’instruction, l’enquête des policiers – une véritable pantalonnade – à charge contre Christine Villemin. L’enchaînement a été dévastateur. »
« Justice nous est rendue »Après d’innombrables rebondissements, la mère de Grégory est définitivement mise hors de cause en 1993 pour « absence totale de charges ». Cette piste est aujourd’hui écartée. Le jeune commandant de la compagnie d’Épinal est lui-même visé en 1985 par une plainte déposée par les avocats de la défense pour subornation de témoin. Plainte qui débouchera sur un non-lieu.
Devenu observateur (très) attentif du dossier, Etienne Sesmat trouve dans les dernières évolutions du dossier, notamment un épais rapport Anacrim rendu en 2017, matière à réhabiliter les investigations initiales conduites avec ses troupes.
« Le logiciel a conclu que Laroche avait enlevé Grégory. Les enquêteurs actuels considèrent que pèsent sur lui des charges suffisantes. ».
étienne sesmat
Et le colonel en retraite d'enfoncer le clou : « Malgré tout ce qui a pu se dire, malgré les attaques, la calomnie, nous étions sur la bonne piste quinze jours après le meurtre. »
Sans parler de revanche – « ce serait un peu fort » –, Etienne Sesmat se dit « soulagé ». « J’ai toujours su que nous avions mené une enquête honnête, méthodique, impartiale. Justice nous est rendue. »
Il ne croit pas aux complicitésDans la même logique, le temps qui passe l’a également conforté dans une autre « conviction » : le rapt et le décès de Grégory sont imputables à une seule et même personne. Pour des raisons autant matérielles – « il s’est écoulé moins d’une heure entre l’enlèvement et la découverte du corps, c’est extrêmement court » – que psychologiques.
« Tout, dans ce passage à l’acte, fait penser à la libération d’une pulsion. Le meurtrier était mû une envie telle qu’elle a alimenté une haine d’abord intériorisée, qui a fini par exploser. C’est, je crois, un processus très individuel, qui ne se partage pas. »
Fort de « sa » vérité, et alors que l’enquête est toujours ouverte, Etienne Sesmat jure que cette affaire « qui lui est tombée dessus » ne le « hante pas ». Il concède néanmoins « certains regrets », comme celui de n’avoir « pas assez pris soin de la lettre de revendication, clef de voûte du dossier, qui aurait dû être protégée comme le Saint-Sacrement. Or, elle a été manipulée, de la poudre noire a été mise dessus pour chercher des empreintes… Toute une partie de son exploitation a été sabotée. »
Des regrets, aussi, concernant Jean-Michel Villemin. « Après notre dessaisissement, il a continué à m’appeler. Il tournait en rond, s’inquiétait de la libération de Laroche, voyait que les policiers se concentraient sur sa femme. J’ai gardé une certaine distance, comme me l’avait demandé ma hiérarchie, et je n’ai pas mesuré à quel point ce jeune était seul, livré à lui-même. Si je l’avais perçu, j’aurais peut-être pu l’empêcher de tirer sur Laroche. C’est sûrement à cause de ce geste que l’incertitude persiste. » Et que quarante ans plus tard, cette affaire « quasiment terminée » ne l’est toujours pas.
Stéphane Barnoin
Les deux affaires Grégory, derniers pas vers la vérité, du colonel Etienne Sesmat. Préface de Jacques Dallest.
Editions Les Presses de la Cité, 400 pages, 22 €.Parution le jeudi 3 octobre.
Quatre dates marquantes
16 octobre 1984Le corps de Grégory, 4 ans, est retrouvé dans le lit de la Vologne, à Docelles (Vosges).
5 novembre 1984Bernard Laroche, le cousin germain du père de Grégory, Jean-Marie Villemin, est inculpé d’assassinat et écroué.
29 mars 1985Alors que Bernard Laroche a été remis en liberté, Jean-Marie Villemin l’abat d’un coup de fusil. Il sera condamné à 5 ans de réclusion, dont 4 ferme, en 1993.
Mars 2024La cour d’appel de Dijon ordonne de nouvelles expertises ADN et une étude de faisabilité sur les comparaisons de voix du (ou des) « corbeau(x) ».