Le tissage fut longtemps considéré comme une affaire de femmes. Elles sont pourtant peu nombreuses aujourd’hui à témoigner sur ce riche passé industriel et artisanal yssingelais. Joëlle Bruyère de Trevas (Les Villettes) a récemment rejoint l’équipe du petit musée de la rue des Riouses à Sainte-Sigolène. Ce « musée vivant », proche de la Société d’histoire et appelé la Fabrique, retrace l’épopée du textile à travers d’anciens métiers à tisser et autres matériels qui ont été peu à peu récupérés depuis 32 ans. Et quand la passementerie s’est essoufflée, l’est de la Haute-Loire a su se reconvertir dans le plastique. Une salle du musée est réservée à la plasturgie.Joëlle Bruyère est une excellente recrue au sein de la Fabrique. Ses doigts se frayent un chemin dans l’écheveau complexe des fils qui s’entrecroisent jusqu’à donner le tournis. Quand le jeu des navettes n’en fait qu’à sa tête, elle plonge les mains dans le cambouis. Les vieux métiers ont parfois l’âme capricieuse. Mais au musée, tout finit par fonctionner.Joëlle, ancienne tisseuse.
Joëlle est rompue à l’exercice depuis l’adolescence. Elle avait 15 ans quand elle a fait ses débuts en apprentissage, comme tisseuse chez Deleage Vassal à Monistrol-sur-Loire. Reconnaissante, elle déclare : « Je dois une fière chandelle à mon patron qui m’a tout appris sur les métiers rubans. J’ai d’abord commencé à ourdir à partir d’un billot, à tirer le fil pour le passer sur la couronne, à le tordre et l’enfiler. Chaque fil doit trouver sa place ».
« À cette époque, on s’engueulait avec son patron à midi, à 14 heures on attaquait ailleurs »
L’ourdissage consiste à enrouler parallèlement et dans l’ordre qu’ils doivent occuper les uns à côté des autres, les fils qui vont former la chaîne d’un tissu.Quand Joëlle avait 20 ans, l’activité rubanière était alors florissante. Le petit atelier monistrolien ne comptait que cinq personnes. Joëlle et son mari sont ensuite partis s’installer en Ardèche. À leur retour dans l’Yssingelais, Joëlle n’a pas de suite retrouvé le fil de l’histoire qu’elle avait mise entre parenthèses quelques années plus tôt. Elle s’est embauchée dans la mécanique, à la CAB : « Je travaillais à domicile, ce qui me permettait de m’occuper de mes enfants. Jusqu’au jour où je suis tombée sur une petite annonce, une entreprise qui recherchait une tisseuse sur Sainte-Sigolène… ». Joëlle a retrouvé ses gestes d’ourdisseuse, chez Cuoq, une entreprise spécialisée dans la fabrication des écharpes et étoles. Quelques mois plus tard, on la retrouvait dans le tressage chez Camus, à Sainte-Sigolène toujours. « On fabriquait pour la haute couture, à Paris et même à un moment pour les États-Unis. Mais la clientèle commençait à rechercher du moderne. La qualité du travail à façon n’était plus reconnue », explique l’ancienne ouvrière. Suite à une baisse d’activité, elle a rejoint une autre entreprise, Heyraud rubans. « Là j’ai appris, dit-elle, à travailler le crin que je ne connaissais pas du tout ». Son licenciement économique, l’obligeait à se mettre en quête d’un autre travail.
Les anciens sont unanimes : « À cette époque, on s’engueulait avec son patron à midi, à 14 heures on attaquait ailleurs ».Chez Style Jacquard à Saint-Just-Malmont, Joëlle s’est retrouvée, comme au temps de ses 15 ans, sur de vieux métiers. Un problème de santé et une fois encore une baisse d’activité l’ont contrainte à partir. Joëlle a fini comme aide ménagère pour arriver à l’âge de la retraite.« Le tissage c’est fabuleux », assure Jean-Luc Faure de Saint-Pal-de-Mons qui a exercé le métier de tisseur durant 18 ans, d’abord chez son père qui travaillait à façon à Sainte-Sigolène. Le retraité parle, lui aussi, d’un temps où le travail ne manquait pas. « On faisait du ruban pour des donneurs d’ordre lyonnais », témoigne Jean-Luc qui s’est mis à travailler le cuivre étamé servant à la fabrication de condensateurs. Les ingénieux tisseurs avaient su modifier leurs anciens métiers pour s’adapter à la demande. « La boîte lyonnaise a coulé à la fin des années quatre-vingt-dix à mon grand regret », révèle l’ancien tisseur. Sa petite entreprise sigolénoise a continué à travailler pour d’autres clients. L’un d’eux fournissait le Vatican.Les anciens vous accueillent au musée de la FabriqueJean-Luc est devenu tisseur sur le tard, mais ce métier a bouleversé sa vie au point de ressentir le besoin de retrouver les gestes d’avant et de partager sa passion. Avec son CAP d’électromécanicien, c’est chez Barbier qu’il a pourtant accompli une partie de sa carrière avant de rejoindre, toujours dans le plastique, l’entreprise Januel. Il a fait le chemin inverse des autres : c’est après son départ de la société, qu’il est donc venu au tissage. Il a monté par la suite un commerce à Sainte-Sigolène puis achevé sa carrière comme employé dans une petite unité de polypropylène. « Je suis comme Bernard Tapis, je suis passé d’un métier à l’autre, mais sans pour autant m’enrichir », s’amuse le retraité.Jean-Pierre Berger pour sa part n’a connu que le tissage. L’ancien responsable technique de la société Salque a commencé chez son père à domicile. « Je suis né au milieu des métiers à tisser », relève Jean-Pierre qui s’est formé à Lyon, à l’école de tissage. « Quand je suis revenu à Sainte-Sigolène, j’ai rejoint mes parents. En général, les gens travaillaient en famille. Mes parents habitaient dans une maison de passementiers de la rue du Suc des Flachères. Les métiers se trouvaient à l’étage, et les pièces à vivre au rez-de-chaussée. Mon père avait son jardin, comme tous les habitants de notre rue. Les derniers nés couchaient en bas, les plus grands dormaient à côté des métiers ».
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Au début, l’entreprise Salque (le patron, Jean Salque fut maire de Sainte-Sigolène) possédait son atelier dans les locaux du musée. « Elle a employé jusqu’à 120 personnes. Descours comptait aussi une centaine d’emplois. J’ai connu dans les années soixante-dix une dizaine d’entreprises d’écharpes à Sainte-Sigolène », se souvient Jean-Pierre. La concurrence asiatique a balayé cette spécialité sigolénoise. Si l’on remonte 40 ans en arrière, la société Salque a connu une certaine notoriété, fabriquant les écharpes des Jeux olympiques de Montréal (1976) et de Moscou (1980), avant d’obtenir une exclusivité auprès de la célèbre marque Pierre Cardin.Des décennies plus tard, la bonne étoile du textile a pâli. Jean-Luc rapporte : « Une ancienne dirigeante m’expliquait qu’elle avait participé à un salon à Paris. Dans la foulée, les modèles présentés ont été copiés par les Chinois ! ». Jean-Pierre renchérit : « Il fut une époque où acheter une écharpe en Chine revenait moins cher que d’acheter le fil pour la fabriquer ».
Les sociétés meurent les unes après les autresLes sociétés jadis prospères, meurent les unes après les autres. Jean-Luc crée sa propre entreprise, il a fait de mauvaises affaires. Sa société est reprise par une unité iséroise qui ferme deux ans plus tard.Le Sigolénois rentre chez Descours avant que l’entreprise ne ferme à son tour. Des avatars qui laissent Jean-Luc songeur : « Quand on pense qu’ici avant la guerre de 14, il y avait encore 2.000 métiers à tambour qui ont été par la suite remplacés par les métiers à raquette ! ».Les derniers métiers finissent souvent à la casse. « Quand au musée, on a voulu changer des lisses, ça n’a guère été facile », remarque Jean-Pierre. Le musée possède 16 métiers en état de marche dont il faut parfois remplacer les accessoires. Les anciens tisseurs deviennent mécanos quand il le faut, se relaient pour les faire tourner et recevoir les visiteurs. Les anciens du textile sont de moins en moins nombreux. Le doyen, Jean Teyssier, a 94 ans. S’ils aiment se retrouver, le vendredi en particulier, jour d’apéro à La Fabrique, Jean-Pierre remarque : « Le courage vient parfois à manquer. Beaucoup de nos collègues s’en sont allés ». Passementiers et plasturgistes yssingelais
Les visites. Le musée la Fabrique est ouvert le premier dimanche du mois. Deux horaires de visite : 15 heures et 16 h 30. En juillet et août, le premier dimanche du mois et tous les mercredis, à 15 heures et 16 h 30. Possibilité de réserver au 04 71 75 01 55. Pour les groupes, tous les jours sur rendez-vous. Entrée à 5 euros. Groupes (8 personnes) 4 euros par personne.
Philippe Suc