Un simple match de foot interconfessionnel, dans le village druze de Madjal Shams, sur le plateau du Golan occupé par Israël depuis 1967, a tourné au carnage samedi. Cet événement tragique, qui a coûté la vie à douze jeunes, s’inscrit dans un contexte régional très tendu. Depuis le 7 octobre et les attaques terroristes du Hamas, le Hezbollah, téléguidé par ses parrains iraniens, cible quotidiennement le territoire israélien. Face à cette menace sécuritaire jugée de plus en plus intenable par l’État hébreu, David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L’Harmattan), redoute désormais une opération israélienne de grande ampleur qui pourrait conduire à une escalade.
1. "Le point de bascule" ?« Ce type d’événement tragique était probablement inévitable. Dans la conflictualité calibrée et paramétrée qui prévalait entre le Hezbollah et Israël demeurait le risque d’un dérapage suite à un mauvais calcul, soit en termes de décision de tir et/ou de ciblage. Les Américains ont confirmé officiellement les conclusions de l’enquête israélienne incriminant le Hezbollah qui donnait même le nom du donneur d’ordre : Mohamed Ali Yaya, un responsable de la milice dans la zone de tir des “fermes de Chebaa”, à la frontière entre le Liban et le Golan. Il n’y avait donc pas forcément la volonté de cibler des civils. Le Hezbollah a d’ailleurs nié avoir visé Madjal Shams. Côté israélien, les autorités considèrent qu’un “point de bascule” a été franchi. Israël Katz, un faucon, ministre des affaires étrangères, a déclaré que “toutes les lignes rouges avaient été franchies”. Quant à Benjamin Netanyahu, il a assuré en substance que la réponse arriverait de manière forte et que « le Hezbollah paierait un prix qu’il n’a jamais payé auparavant. »
2. Un contexte explosif« Depuis le 7 octobre et davantage encore ces dernières semaines, les Israéliens avertissent de leur impératif sécuritaire sur le front nord. De leur point de vue, la situation n’est désormais plus tenable. Elle est aussi très difficile pour les Libanais. Car des deux côtés de la frontière, plusieurs dizaines de milliers de résidents ont dû évacuer leur logement. Côté israélien, c’est quelque 10 % du territoire qui est devenu inhabitable. Cela a fait dire à Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, « qu’Israël avait effectivement perdu sa souveraineté dans le Nord ». Depuis des mois, l’État hébreu demande à la “communauté internationale”, mais surtout aux États-Unis et à la France, qui co-gèrent la politique libanaise, de faire comprendre au Hezbollah qu’il doit retirer ses forces du Sud Liban et respecter la résolution 1701 des Nations unies. Votée en 2006, celle-ci, qui prévoyait le retrait des forces non gouvernementales entre la frontière israélienne et le fleuve Litani, n’a de fait jamais été respectée. Mais si Tel Aviv a pu longtemps s’en accommoder, cela ne semble plus possible dans le contexte de l’après-7 octobre. Et ce qu’il s’est passé samedi pourrait être la goutte d’eau qui fait déborder le vase et servir de prétexte à une intervention d’ampleur. »
3. Un consensus en Israël pour régler la question du front nord« On dit souvent que Netanyahu instrumentalise la guerre à Gaza ou son extension dans le cadre d’une stratégie personnelle pour se maintenir au pouvoir. Ce n’est pas exclu. Mais concernant la frontière libanaise, sa position n’est pas isolée. Même Benny Gantz, le leader centriste de l’opposition au Premier ministre, qui n’est pourtant pas un faucon, a déclaré : « Nous avons perdu une année entière dans le Nord. Nous ne devons pas en perdre une autre ». Cela traduit de la part des Israéliens dans leur ensemble l’idée qu’il faut régler la question d’une manière ou d’une autre. Une majorité préférerait y parvenir par une solution diplomatique mais est prête à accepter une solution militaire faute de mieux. »
4. "Un coût énorme" pour le Hezbollah et Israël« Jusqu’à présent, et Tsahal et le Hezbollah ont fait en sorte de ne pas rentrer dans un affrontement global. Car les deux parties savent très bien que le coût serait énorme. En premier lieu pour le Hezbollah et le Liban évidemment. Fait rare, Najib Mikati, le Premier ministre libanais, a d’ailleurs déclaré condamner les attaques contre les civils, sans citer le Hezbollah, une manière à peine voilée de dédouaner toute responsabilité gouvernementale. Du côté israélien, on mesure également les risques. S’attaquer à la milice chiite constitue un autre défi que s’en prendre au Hamas. Le Hezbollah, c’est une quasi armée de plusieurs dizaines de milliers de miliciens aguerris. C’est aussi un stock de de quelque 150.000 missiles et roquettes de précision capables de viser toutes les villes israéliennes. Un immense parking sous-terrain a d’ailleurs été transformé depuis décembre 2023 en hôpital d’urgence à Haïfa dans la perspective d’un éventuel conflit ouvert. Tout le monde a donc conscience de son caractère potentiellement dévastateur. »
5. La crainte d’un engrenage« En cas d’opération massive, il y a une logique d’engrenage potentiel derrière. Le risque de frappes intensives a poussé le Hezbollah à commencer à délocaliser certains de ses sites dans l’Est et le Sud et investir, comme le Hamas, son réseau de tunnels. Dans un tel scénario, l’Iran ne pourra pas ne pas soutenir fermement son proxy au Liban. Une logique escalatoire serait alors à l’œuvre, avec derrière l’inévitable soutien américain à Israël. Cela signifierait potentiellement un conflit ouvert entre Washington et Téhéran qui font tout pour l’éviter jusqu’à présent. »
6. La stratégie du Hezbollah et de la "mouqawamah"« Dans l’arc de ladite résistance à Israël, appelé en arabe la “mouqawamah” et coordonnée par Téhéran, le Hamas présente la particularité d’être le seul mouvement sunnite. Tous les autres étant d’obédience chiite. Après le 7 octobre, la stratégie de la “mouqawamah” consiste à s’efforcer de soulager le Hamas à Gaza en maintenant une pression armée contre Israël sur différents fronts potentiels, au Nord avec le Liban, avec les groupes pro-iraniens en Syrie et en Irak et les Houthis en mer rouge. Le but est d’épuiser les ressources de l’État hébreu sur le long terme tant sur le plan humain que militaire et financier. C’est une logique d’attrition faible qui évite un engagement total. »
7. Des préparatifs israéliens qui ne trompent pas« Sur le plan militaire, le Hamas se trouve de plus en plus laminé, d’où probablement un assouplissement de sa position sur un cessez-le-feu préalable permanent à tout accord. Cela explique pourquoi Tsahal a été mesure de repositionner des unités sur le front nord à la frontière libanaise. Depuis des semaines, celles-ci sont soumises à un entraînement intensif. Le général Ori Gordin, le chef du commandement nord, a fait une déclaration vendredi, avant donc l’événement tragique de samedi, où il affirme qu’Israël « (prépare) la transition vers l’offensive. Quand le moment viendra et que nous passerons à l’offensive, ce sera une offensive décisive ». Cette opération semble inéluctable à moins qu’une solution diplomatique soit trouvée in extremis. Mais si l’on s’en tient au seul registre stratégique, on voit difficilement comment on pourrait faire l’économie d’une opération militaire significative. »
Propos recueillis par Dominique Diogon