Au lendemain de l’épreuve du marathon des premiers Jeux olympiques modernes à Athènes, Stamáta Revíthi court seule, sur le même parcours. Aux portes du stade d’arrivée, on l’empêche de franchir les portes et de boucler ses 42 km. Comme pour l’épreuve officielle, la participation de cette coureuse de fond grecque est refusée parce qu’elle est une femme.
"Une petite Olympiade femelle à côté de la grande Olympiade mâle. Où serait l’intérêt ?" Des mots directement écrits par Pierre de Coubertin dans La Revue olympique de juillet 1912. Le baron français à l’initiative des JO modernes y réaffirmait sa conception de l’olympisme par "l’exaltation solennelle et périodique de l’athlétisme mâle avec l’internationalisme pour base, la loyauté pour moyen, l’art pour cadre et l’applaudissement féminin pour récompense." Une autre époque.
Mais dès les Jeux de 1900 à Paris et lors des olympiades suivantes, quelques dizaines de femmes participent tout de même à des épreuves bien déterminées. Tennis, tir à l’arc, croquet, etc. Des pratiques très liées aux loisirs de la bourgeoisie et dont l’objectif premier était d’être "suffisamment douces pour ne pas entraver le corps dans sa mission de reproduction", explique Marion Philippe, maître de conférences en STAPS à l’université Gustave Eiffel de Marne-la-Vallée.
Alice Milliat, pionnièreArrive la Première Guerre mondiale où les femmes assurent toutes les activités agricoles, industrielles et contribuent à fournir denrées et munitions aux combattants. "Au sortir de la guerre, elles veulent donc s’inscrire dans la société de manière à peu près égalitaire avec les hommes, notamment sur les pratiques de loisirs", raconte Marion Philippe. "C’est la grande époque des années 20. [...] Des associations se créent pour développer la pratique sportive dans tous les sports, comme le football, ou l’athlétisme". Une figure va progressivement sortir de la mêlée pour ouvrir aux femmes le droit de participer pleinement aux Jeux olympiques : Alice Milliat.
Alice Milliat pratique l'aviron au club parisien Femina Sport, dont elle prendra la présidence en 1915, amorçant son engagement pour la pratique sportive féminine. Crédits : Agence Rol - BnF.
Dès 1919, cette avironneuse engagée dans la Fédération des sociétés féminines sportives de France demande au Comité international olympique (CIO) d’ouvrir aux femmes les épreuves d’athlétisme aux Jeux de 1920. Face au refus du baron de Coubertin, et à la suite d’un meeting d’éducation physique féminin internationale qu’elle organise à Monte-Carlo, Alice Milliat et sa nouvelle Fédération sportive féminine internationale organisent les premières olympiades féminines.
"Au début, elle les appelle les Jeux olympiques féminins, mais on lui interdit d’utiliser cette appellation", continue Marion Philippe. Ces "Jeux mondiaux" commencent ainsi en 1921 et auront lieu périodiquement jusqu’en 1936.
Parallèlement, en 1926, alors que le baron ne préside plus le CIO, Alice Milliat réussit à convaincre le président de la Fédération internationale d’athlétisme de permettre aux femmes de participer à ces épreuves aux Jeux d’Amsterdam en 1928.
Cette avancée va cependant être bouleversée en une épreuve : celle du 800 mètres. Alors que 277 femmes participent aux Jeux - un record depuis leur création, mais loin de la parité face aux 2.600 hommes présents - cette course est jugée par la presse comme un "spectacle affligeant". La gagnante, l’Allemande Lina Radke qui décroche de surcroit un deuxième record du monde en 2’16"8, est rabaissée et humiliée par les médias présents, qui lui reprochent d’avoir gagné "sans grâce" face à de "pauvres femmes", incapables d’atteindre le niveau requis, "de par leur constitution fragile et leur manque d’entraînement."
Il n’en fallait pas plus au CIO pour rétropédaler et interdire à nouveau aux femmes de participer aux épreuves d’athlétisme supérieures au 200 mètres. Le 800 mètres féminin ne sera rouvert qu’en 1960...
L’accès des femmes à d’autres sports olympiques a donc été très lent et semé d’embûches. Il n’atteint d’ailleurs une parité totale qu’à partir des années 2000 ! Et Marion Philippe analyse ce mouvement d’inclusion des femmes aux Jeux olympiques aussi comme une "prise de contrôle du sport au féminin par les hommes" qui incluent progressivement la pratique féminine dans leurs fédérations à partir des années 1930, mais pour se mettre à "réfléchir pour les femmes à la manière dont elles doivent se servir de leur corps. On revient donc [...] à l’enjeu de rappeler que l’objectif du corps féminin, c’est de faire des enfants."
Dégenrer les Jeux ? Dérangeant...Mais les différentes vagues féministes, pour l’obtention du droit de vote dans les années 1940, la libération du corps entre les années 1950 et 1970, puis les lois Veil, vont permettre aussi aux femmes de s’émanciper des codes sociaux de l’époque. Ce qui se ressent dans la pratique sportive et aux JO, où le nombre d’épreuves féminines ou mixtes augmente après les années 1980. Et aujourd’hui ?
La pratique [sportive] semble désormais plus pesante pour un homme que pour une femme
Certains sports, perçus comme féminins, sont inaccessibles aux hommes en compétition. Une preuve ? Ils ne peuvent participer aux épreuves de natation artistique que depuis les Jeux de 2024. Et seulement en duo mixte. "Comme ce sont des hommes qui ont installé cette espèce de contrôle genré des pratiques, d’autres se retrouvent aujourd’hui à ne plus pouvoir faire ce qu’ils veulent sous prétexte d’être catégorisé", explique l’universitaire.
Ces catégories femmes-hommes pourraient-elles finalement s’estomper dans le sport ? Au-delà de considérations de capacités physiques souvent stéréotypées et scientifiquement contestées, des situations spécifiques se médiatisent. Par exemple, des athlètes ayant naturellement un taux d’hormones supérieur à la moyenne et qui vont devoir respecter des conditions strictes voire dangereuses pour leur santé afin de pouvoir participer aux Jeux olympiques (ou tout autre épreuve sportive de haut niveau) dans l’une ou l’autre catégorie. Caster Semenya, Aminatou Seyni, Margaret Wambui, Christine Mboma, etc. les exemples ne manquent pas. Il en va de même pour les athlètes trans ou non-binaires comme Alana Smith, Lia Thomas ou Halba Diouf.
Ainsi, des réflexions sont menées pour repenser ces classifications : généralisation des catégories de poids, hiérarchisation par d’autres caractéristiques physiologiques, etc. "La question est complexe, peut-être insoluble », explique la biologiste Anne Fausto-Sterling à Uzbek & Rica dans un long article sur le sujet, ajoutant que "c’est précisément pour cette raison qu’il faut commencer à en parler sérieusement".
Le CIO a intégré une "présomption de non-avantage" des athlètes "en raison de leur intersexuation, de leur apparence physique et/ou de leur transidentité" dans son dernier "Cadre sur l’équité, l’inclusion et la non-discrimination". Mais le manque d’inclusion en la matière est toujours criant et concerne encore bien souvent des femmes. Les luttes féministes et l’inclusion dans le sport ne sont donc pas terminées.
Nicolas Certes