Rémy Knafou a fondé et dirigé la première équipe française de recherche dédiée au tourisme. Pour le géographe, il est grand temps d’imposer des limites à une marchandisation aveugle, qui ignore le vivant.
Quelle est votre définition du tourisme ? La définition de base, celle du dictionnaire, est « voyager pour son plaisir ». Mais il n’y a pas que le plaisir dans le tourisme. Il y a aussi la « recréation », autrement dit recharger les batteries, se reposer, couper avec la routine du quotidien. Et l’altérité, rencontrer l’autre même si la plupart du temps, dans les voyages, on croise plus de touristes que d’autochtones.
Si l’on s’en tient aux statistiques, pour qu’il y ait tourisme, il faut au moins une nuit passée hors de chez soi, à 100 km comme à 10.000 km. Quand on visite un lieu sans y dormir, on est un excursionniste. L’un des bons exemples, c’est Venise : vingt millions de touristes par an, qui paient une taxe de séjour, et une dizaine de millions d’excursionnistes, qui règlent désormais une taxe quelques jours par an et sans réelle vérification. Cette mesure est tout à fait légitime mais elle est faite, dans ce cas précis, pour amuser la galerie, et ne sert pas à réguler le flux.
Vous vous dites à la fois « touristophile » et « tourismophobe ». Qu’est-ce que cela signifie précisément ? Cela veut dire que je comprends les motivations des touristes, mais que je conteste la manière dont l’économie marchande a récupéré le tourisme. Ce qui m’apparaît déraisonnable, c’est combien le tourisme pèse sur la planète avec 8 % des gaz à effets de serre via les transports essentiellement. Mais il est aussi un très puissant agent de transformation des lieux, des territoires, de l’environnement local. Car qui dit tourisme, dit infrastructures pour accueillir, héberger, distraire.
Vous préconisez d’adapter le tourisme à la Terre au lieu d’adapter le monde au tourisme. Cela suppose d’imposer des limites ? Je considère que le tourisme est une affaire sérieuse. Et par conséquent, cela doit se gérer, dans l’intérêt des touristes, des destinations, des entreprises, et dans l’intérêt de la collectivité humaine, nationale comme planétaire. Prenons les hauts lieux menacés par une présence excessive du tourisme. Quand cet espace est géré par des autorités compétentes – que ce soit Pompéi, le Grand Canyon ou la calanque de Sugiton, près de Marseille – elles mettent en place des politiques de limitation de la fréquentation. Elles savent à partir de quand l’afflux de touristes n’est plus compatible avec la bonne conservation des lieux. Dans le cas de Lascaux, ce fut même radical puisqu’on a fermé la grotte et construit une réplique à côté.
Mais ce qui est assez facile avec un seul point d’entrée, comme pour les îles de Bréhat ou de Porquerolles, se complique sérieusement dans les espaces ouverts comme Venise. Les gens arrivent dans la ville par le train, en voiture, en car, par bateau, par avion. Limiter la capacité d’accueil représente donc le seul levier pour réguler les flux. Or, on assiste au contraire à une explosion des locations temporaires via des plateformes comme Airbnb. Un cap a été franchi : Venise compte désormais plus de lits touristiques que d’habitants dans sa partie insulaire.
L’étalement de la fréquentation dans le temps est un sujet qui revient régulièrement. Est-ce aujourd’hui une urgence ? La logique du système est de construire toujours plus. Dans les Alpes françaises, l’État, au lieu d’aider à la reconversion des logements existants, contribue à la croissance immobilière en défiscalisant. L’étalement de la fréquentation dans le temps permet, au contraire, d’utiliser au mieux le parc touristique sans avoir besoin nécessairement de l’augmenter. Mais le tourisme quatre saisons est un vieux serpent de mer qui peine à voir le jour. Vouloir faire venir des touristes alors que la plupart des services et des commerces sont fermés, ça ne marche pas.
Le tourisme durable devait être une réponse. Quel est le bilan ? On observe des progrès indiscutables en particulier dans les hébergements, beaucoup plus économes en énergie, en consommation d’eau. Mais ce tourisme durable a eu aussi des effets pervers en favorisant son extension à des lieux non exploités jusque-là, voire vierges de présence humaine.
Je pense notamment au continent antarctique. Depuis l’après-Covid, il est envahi, pendant l’été austral, par un tourisme de luxe. Il a recours à des navires dits d’expédition, d’assez petite taille, hybrides, mais qui ne sont pas neutres pour l’environnement. Avec, en outre, des liaisons aériennes depuis l’Afrique du Sud via des Airbus 340. À leur bord, les passagers en classe affaires passent de trois heures à plusieurs nuits sur l’Antarctique, jusque-là réservé aux seules équipes scientifiques.
Taxer l’aérien, imposer des normes environnementales au tourisme de croisière, les solutions existent mais comment les appliquer à l’échelle du monde ? Il est aberrant que ce qui est le plus préjudiciable à l’environnement mondial ne soit pas taxé à l’international. On ne voit pas pour l’instant le début d’un accord général mais l’Union européenne a commencé à réfléchir à une taxation sur le carburant des avions volant à l’intérieur de son espace.
La Norvège, qui a le souci de préserver son environnement pour des raisons touristiques en particulier, avait l’ambition de n’accepter que des navires hybrides ou électriques dans ses fjords à partir de 2026. On a appris il y a quelques semaines que ce délai était repoussé à 2029.
A l’image de la société, n’y a-t-il pas chez un nombre grandissant de touristes une obsession à jouir de ses droits sans penser à ses devoirs ? Prenons l’exemple d’Amsterdam. Ce qui est en cause, ce n’est pas tant le nombre que la manière d’être dans le lieu. On a des touristes qui vont là-bas pour des enterrements de vie de garçon accompagnés de consommation d’alcool et de drogue dans l’espace public. La municipalité a été amenée à engager des supplétifs pour expliquer aux touristes où ils se trouvent. C’est-à-dire dans un quartier où des gens résident, travaillent et dorment la nuit.
Cela illustre le problème plus général de l’acceptabilité du tourisme par la société qui accueille. La situation la plus caractéristique est celle de Barcelone. On assiste à des manifestations régulières de plusieurs milliers de personnes contre le système touristique qui prive les habitants de logements et contre l’attitude de certains touristes qui viennent uniquement pour faire la fête.
« Réinventer (vraiment) le tourisme - En finir avec les hypocrisies du tourisme durable », de Rémy Knafou. Éditions du Faubourg, 128 pages, 13 euros.
Propos recueillis par Nathalie Van Praagh
