Un petit local caché dans la forêt est attaqué et voilà toute une usine à l’arrêt. Malgré les rangées de barbelés, deux personnes se sont infiltrées dans cette zone stratégique de la Société des eaux de Volvic (SEV), dans le Puy-de-Dôme, pour incendier un point technique, dans la nuit du 1er mai. Un acte de malveillance inédit, filmé par des caméras de vidéosurveillance, qui aura paralysé l’embouteilleur durant deux jours. « Quelque chose [de] bien préparé », selon Emmanuel Gerardin, directeur du site de la filiale de Danone, numéro deux mondial.
Un tournant dans le conflit de l’eauDepuis, l’eau a coulé sous les sols volvicois, mais elle continue de charrier son lot de doutes. Les investigations se poursuivent dans le cadre d’une enquête préliminaire, selon le parquet de Clermont-Ferrand. Et laissent cours à tous les fantasmes. « Je ne sais pas si c’est la bonne méthode, mais c’est une manière de faire bouger les choses », avance un activiste. Les auteurs de l’attaque ont laissé une trace sur un mur : « Extractivisme de l’eau ? Nan mais à l’eau quoi ». Cet épisode n’est pas qu’une énième pierre dans le jardin d’un minéralier. Il marque un tournant dans le conflit de l’eau auquel se livrent citoyens, collectifs et les géants Danone ou Nestlé.
Ce fut d’abord un murmure. Les sécheresses de 2015, 2017, 2018 et 2019 surprennent une Auvergne réputée pour ses eaux et ses paysages verdoyants. Quelques voix s’élèvent, et l’on s’inquiète de voir ces ruisseaux réputés se vider quand la SEV remplit des millions de bouteilles par jour dont une large part est exportée. Mais le débat n’imprime pas.
Edouard de Féligonde, l'homme par qui la fronde est arrivéeLes pluies récentes n’ont pas éteint l’incendie au pied des volcans. Un homme ne décolère pas : Edouard de Féligonde. Son château de Saint-Genès-l’Enfant, à Malauzat, à la lisière de Volvic, a perdu de sa superbe et son entretien prend des allures de sacerdoce. « Tout part à vau-l’eau », soupire celui qui a vu sa pisciculture inscrite aux Monuments historiques - la plus ancienne d’Europe - se vider et ses bassins s’effondrer.
Autrefois, des centaines d’enfants y péchaient des tonnes de truites. « Il n’y a plus de gamins, plus d’eau, plus de poissons », se désole le châtelain, contraint de fermer ses portes en 2018. Entrepreneur dans le commerce international, il a quitté Hong Kong pour défendre cet héritage familial érigé au XVIIe siècle.
Édouard de Féligonde près de l'un de ses bassins. Photo Franck BoileauSa voix est venue briser un silence dont peu de riverains osaient s’affranchir. Y a-t-il un lien entre le tarissement de l’or bleu et les milliards de bouteilles d’eau en plastique remplies par Danone ? « Quand vous videz la baignoire par le bas, la pression diminue, martèle le pisciculteur. Je suis asséché. »
Pour le directeur Emmanuel Gerardin, l’argument ne tient pas puisque « l’aquifère de Volvic n’est pas une réserve d’eau souterraine, mais une rivière souterraine ». Selon lui, « l’essentiel de l’évolution est un effet du réchauffement climatique ».
Des lanceurs d’alerteUn groupe d’experts épluche les données depuis 2018 au sein de l’association Preva, engagée dans la protection de l’environnement. « Si on regarde froidement les choses, la pluviométrie n’a pas beaucoup évolué en trente ans, analyse l’un des membres, François Dominique de Larouzière, géologue. Ce qui change, c’est la répartition sur l’année.
En revanche, en trente ans, le débit des résurgences (l’eau souterraine qui ressort à la surface) de Saint-Genès est passé de 500 L/s au milieu du XXe siècle, à 200 L/s dans les années 2010 et 20 L/s aujourd’hui. Comme le climat n’a pas induit une grande variation de la pluviométrie, il faut voir d’autres causes : les prélèvements en eau potable et la SEV pour vendre de l’eau très cher à des gens qui n’en ont pas besoin. »
Le Puy-de-Dôme, château d’eau de la France, ne serait donc pas insubmersible. À 20 kilomètres de Clermont-Ferrand, Volvic doit sa renommée mondiale à sa source de la vallée du Goulet, dont l’eau fait les affaires de Danone, devenu propriétaire de la SEV en 1993. La marque a généré un chiffre d’affaires de 515 M€, en 2023.
Cette source aux eaux d’or remonte à 1927 lorsque les pénuries nécessitèrent la création d’une galerie. Une aubaine qui transformera la face du bassin volvicois. Dans la vallée, les eaux de pluie circulent et s’infiltrent dans les roches volcaniques souterraines, se chargent en minéraux et sont captées par des forages. La moitié de la nappe est exploitée pour des besoins d’eau potable, notamment par le syndicat d’eau potable (Smuerr), qui arrose 60.000 habitants. Et 22 % des eaux sont aspirées par Danone.
Chaque jour, sept millions de bouteilles sortent de l'usineEx-directeur de recherche au CNRS, Christian Amblard est spécialiste des écosystèmes aquatiques. Il a retourné le sujet dans tous les sens. À la fin de l’été 2023, alors que le département craque sous l’aridité, il se désole devant un ruisseau transformé en filet d’égout, près de Volvic. « On voit baisser le niveau de l’eau. Les ruisseaux étaient notre richesse, le secteur était réputé. Toute la biodiversité est touchée, les arbres sèchent, il n’y a plus de truites. » Alors il assemble lui aussi, les pièces d’un puzzle en forme d’évidence. Les eaux minérales aspirées par la société Volvic ressortent chaque jour de l’usine dans sept millions de bouteilles.Sept millions de bouteille d'eau produites chaque jour par Volvic. Photo Rémi Dugne
Une « aberration » pour Sylvie de Larouzière, présidente de Préva. Elle ne perd pas espoir de faire plier le géant et les autorités.
« On est dans une situation préoccupante puisqu’en 40 ans, les débits ont été divisés par huit et la production de la SEV a été multipliée par dix. On voit les courbes se croiser, il y a forcément un lien entre les deux. »
D’abord ignorés, ces lanceurs d’alerte ont pris de l’épaisseur et vu leur nombre d’adhérents grimper au gré des polémiques. Ils ont dans leur manche un joker législatif de poids : la loi de 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques. Elle place les besoins de la population et la préservation des milieux naturels devant l’exploitation des nappes à des fins industrielles.
« La priorité pour la préfecture, c’est l’emploi avant les milieux aquatiques, déplore Sylvie de Larouzière. Exactement l’antithèse de la loi et de l’intérêt commun. Il faut que des associations fassent contrepoids. Le système actuel était peut-être un équilibre en période d’abondance, voire d’opulence, mais il ne l’est plus en période de sécheresse. »
Une procédure en justice contre l'EtatLes sources des luttes actuelles se lisent dans les archives. On y découvre le sénateur-maire de Riom (Puy-de-Dôme), Etienne Clémentel, en oracle de la guerre de l’eau. Dans son discours du 21 juillet 1930, La question des eaux du Goulet de Volvic, il relate déjà les querelles intestines et les conflits autour de l’exploitation de cette eau entre politiques et usagers. Il s’interrogeait sur l’impact des prélèvements de la Société de Volvic au Goulet.
Un siècle plus tard, l’affrontement se déploie sur le terrain juridique. Entouré d’avocats et d’hydrogéologues, Édouard de Féligonde est engagé dans une procédure judiciaire avec la préfecture depuis 2018. Certain de la responsabilité de Danone dans l’assèchement de sa pisciculture, il est persuadé que quatre des cinq forages réalisés par l’entreprise depuis 1982 sont illégaux. Il en veut pour preuve la déclaration d’utilité publique (DUP) validée la même année, interdisant justement les nouveaux forages. Le châtelain réclame plus de 30 M€ de dédommagement. Après l’État, il prépare une offensive contre la multinationale.
Les restrictions vécues comme une injusticeLe 2 mai 2023, la préfecture du Puy-de-Dôme décide par arrêté de limiter pour deux mois l’usage de l’eau potable. Sont concernés les habitants de Volvic et de trente communes alentour. La faute à une faible pluviométrie. La mesure n’atteint pas l’embouteilleur, ses stations de pompages n’étant pas raccordées au réseau d’eau potable. Ces mois de sécheresse et de restrictions ont laissé de profondes traces, jusqu’à mobiliser des centaines de personnes dans les rues de Riom pour s’opposer à Danone, condamner l’inaction de l’État et déposer des cercueils flanqués des noms de sources menacées.
Emmanuel Gerardin rappelle que de 2017 à 2023, le minéralier a réduit ses prélèvements de 17 % : « Si on prend un peu de hauteur, en 2023, il y avait 71 départements concernés par des restrictions. Tout le monde s’accordait à dire que le réchauffement climatique et la sécheresse étaient liés à ça. Pourquoi à Volvic, la raison serait la SEV ? »Emmanuel Gérardin, directeur de la Société des Eaux de Volvic. Photo Remi Dugne
Vécu comme une injustice, l’épisode de 2023 a révélé au grand jour les divisions en terre du milieu. Et creusé les rancœurs d’usagers de la société civile devant la stratégie de Danone. Un exploitant agricole du coin suivait le débat de loin. La sécheresse a fini de le pousser dans le camp des grognards :
« J’avais des sources en pagaille, maintenant, c’est sec, grince-t-il. Voir une multinationale se nourrir et envoyer l’eau à l’étranger pendant que je dois économiser, ça me dérange. »
Danone a pu compter ces dernières années sur un allié de poids en la personne du préfet du Puy-de-Dôme, Philippe Chopin (parti en septembre 2023). « La part de l’industrie dans l’eau potable, c’est 6 %. Volvic, ce n’est pas un problème. Il ne faut pas se tromper de sujet, s’agaçait l’intéressé, le 4 juillet 2023, lors d’une conférence de presse liée à l’eau potable. Ça fait trois ans que je suis là et on m’embête avec Volvic, c’est un épiphénomène. C’est plutôt une fierté d’avoir une telle entreprise sur le territoire qui emploie plus de 1.000 personnes. Je suis toujours stupéfait. »
Une étude très attendueInterrogé en 2021 par la commission d’enquête parlementaire relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, il affichait une ligne semblable à celle de la firme : la baisse de la recharge en eau dans l’impluvium s’explique par la sécheresse et non par les prélèvements en aval de la SEV. Le fonctionnaire a fini par annoncer la réalisation d’une étude postdoctorante sur le fonctionnement de l’impluvium, financée par l’État. Prévue pour 2023, repoussée, elle n’a toujours pas été publiée.
« A date, le stock d’eau dans l’impluvium ne pose pas de préoccupations particulières, assurait l’actuel préfet Joël Mathurin, fin mars. Mais comme il y a effectivement des doutes sur un certain nombre de résurgences, il faut produire de la connaissance. »
Une thèse confirme le lien entre les prélèvements et les ressources en eauEn 2002 et 2012, deux études financées par Danone s’intéressaient déjà à l’impact de l’activité de l’embouteilleur. La plus récente, classée confidentielle pendant dix ans sur demande de la SEV, conclut que « le débit pompé au niveau du forage de Clairval [propriété du groupe] a une incidence sur le débit de la galerie du Goulet sur une durée de quelques jours ». Le lien entre les prélèvements et les ressources en eau du secteur est donc avéré. Ce qui n’a pas empêché l’État, en 2014, de renouveler à la SEV son autorisation de pomper jusqu’en 2032.
Une commission d'enquête "jetée à la poubelle"Très attendues, les conclusions de la commission d’enquête de 2021 ont-elles été enterrées ? Sa présidente, la députée LFI Mathilde Panot, s’agace que les recommandations telles que l’application des arrêtés sécheresse sur l’activité des multinationales ou qu’un réseau de piézomètres soit imposé pour mieux connaître la ressource, aient été « jetées à la poubelle ». Selon elle, « cette activité n’a aucun sens, elle consomme du plastique et assèche le territoire. » La parlementaire dénonce une « absence de contrôle totale puisque c’est le minéralier qui s’autocontrôle, ce n’est pas acceptable ».
Danone rappelle que le groupe a investi 30 M€ pour économiser la ressource en eau. Il a signé en 2021 un Pure (Plan d’utilisation rationnelle de l’eau) qui prévoit une réduction de l’autorisation annuelle de prélèvement de 10 % sur la période 2022-2024 et de 10 % supplémentaires en 2025-2026. La SEV planche aussi sur le traitement et la réutilisation des eaux usées pour les processus industriels.
Le mauvais exemple des scandales de Nestlé à VittelLa société prend soin de son image verte. Elle sait trop bien qu’une mécanique enrayée peut avoir des effets dévastateurs. Son principal concurrent Nestlé Waters en a fait les frais. La multinationale suisse fait face, depuis 2016, à une multitude de polémiques autour de sa gestion des nappes dans les Vosges.
Accusé lui aussi d’épuiser la ressource, le géant a dû se résoudre en 2021 à la fin de la vente de ses bouteilles Vittel par Lidl, en Allemagne. Un divorce coûteux qui a acté la perte de dizaines de millions d’euros par an et des suppressions de postes dans les usines vosgiennes. Les opposants voient dans cette rupture avec le marché allemand le retour de flamme de la dissimulation des décharges sauvages de plastique autour de Vittel, révélée en mai 2021.
L’affaire des décharges sauvages de VolvicMoins d’un an plus tard, la Ligue de protection des oiseaux (LPO) découvre dans la réserve naturelle de Volvic une décharge près d’une ancienne usine d’embouteillage du Goulet, cédée à Danone par Nestlé en 1993. 4.000 tonnes de blocs de plastique enfouis et recouverts d’arbres. « Une fois qu’on le sait, on ne peut pas faire autrement que nettoyer, admet la direction de la SEV. Le tri n’existait pas à l’époque. Ça paraît dingue, mais c’était une pratique courante, tout le monde l’a fait. » Le groupe mettra sept mois à communiquer.Une décharge sauvage située au cœur de l'impluvium de Volvic a été découverte en 2022.
« Avant de crier au loup, on a essayé de quantifier sa taille, comprendre ce qui se passe. On a travaillé avec les autorités en bonne intelligence, rétablit le président de la communauté d’agglo RLV Frédéric Bonnichon. Je n’ai aucune raison de penser qu’un groupe comme celui-là pourrait avoir caché une information. » Des témoins livrent une autre lecture. Ce délai aurait surtout permis d’éviter un scandale similaire à celui qui a durablement abîmé l’image de Nestlé un peu plus tôt. Plusieurs millions d’euros ont été engagés par Danone pour nettoyer la zone d’ici à 2026.
Proximité entre Danone et les collectivitésJacques Lamy connaît le dossier à la lettre pour avoir été président du syndicat d’adduction d’eau potable du secteur de Riom. Selon cet ancien élu local, « ils ne pouvaient pas ne pas être au courant, assène-t-il. On verra que tôt ou tard, ils devront dire la vérité. Vous ne pouvez pas avoir la charge de l’impluvium par le biais de la LPO et dire que vous n’avez rien vu. C’est impossible. Même s’ils regardent en l’air pour voir les oiseaux, ils ne peuvent pas rater ces déchets. »
Ce que l'on sait du sabotage d'un local technique de la Société des eaux de Volvic
La proximité de la firme avec les collectivités accentue ce trouble. Jean-Christophe Gigault illustre ce que Jacques Lamy nomme des « postes à intérêts croisés ». Adjoint au maire de Volvic chargé de l’environnement (de 2008 à 2020), il était aussi administrateur du Comité environnement pour la protection de l’impluvium Volvic (Cepiv), financé par Danone. Mais aussi directeur régional de la LPO, destinataire de plus de 200.000 € ces dix dernières années au titre de la protection du milan royal par exemple.
« C’est un débat. Je sais que certains doivent penser qu’on a pu être manipulés, mais à titre personnel, je ne le pense pas, rejette l’ex-élu. Chacun est juge. Le financement se fait sous la forme de mécénat, donc sans aucune contrepartie. »
Nous avons interrogé une vingtaine d’élus ou ex-élus. Ils sont nombreux à s’inquiéter de l’influence supposée du géant des eaux, l’un des plus gros employeurs. « L’intérêt économique de Danone est le plus fort ici. On a beau se battre pour l’équité, des choses nous dépassent, se désole un ancien élu influent du département sous couvert d’anonymat. C’est dommage que les élus soient tellement enfermés dans ces questions de financement qu’ils n’ont plus la liberté de dire les choses qui fâchent. » Ces querelles l’ont éloigné de la politique.
Dans son bureau, le maire de Volvic Laurent Thevenot, élu en 2020, livre un discours plus contenu. « Je suis incompétent en hydrogéologie donc je ne donnerai pas d’avis du café du commerce. Les experts ne sont même pas d’accord entre eux. […] Le préfet ordonne, j’exécute. »
"Evidemment qu’il y a une dépendance ", selon le maire de VolvicLa commune de Volvic s’est construite grâce à la SEV et sa santé financière repose sur les 3,5 M€ annuels versés par Danone au titre de la surtaxe sur les eaux minérales. Une manne jalousée par des voisins, de nature à contenir les municipalités successives et garantir à la ville un train de vie confortable ? « Cela représente 45 % de notre budget de fonctionnement, évidemment qu’il y a une dépendance », concède le maire.La SEV emploie un millier de personnes à Volvic. Photo Fred Marquet
Une centaine d’employés de l’usine résident dans la ville. Les liens Danone-Volvic vont jusqu’au conseil municipal où l’adjointe en charge de l’eau, élue au Smuerr, a été salariée de la SEV. Tout comme son prédécesseur qui cumulait la présidence du stratégique syndicat mixte des utilisateurs d’eau qui exploite la galerie du Goulet.
Une contestation en justiceLes pluies abondantes du printemps éloignent le spectre d’une sécheresse similaire à celle de 2023, lorsque la région de Volvic a frôlé la catastrophe. En avril, le préfet a officialisé la mise à disposition par Danone de l’un de ses puits au profit de la population en cas de crise. Problème : Édouard de Féligonde estime ce forage illégal. Il vient, selon nos informations, de le contester en justice. « Je ne trouverai la paix qu’une fois que la pisciculture rouvrira », jure-t-il.
Malik Kebour