Ce mardi, à partir de 15 heures à Kourou (20 heures à Paris), une fenêtre de tir de trois heures s’ouvrira pour le décollage du nouveau lanceur Ariane 6 avec, à son bord, 18 microsatellites d’universités et des expériences scientifiques.L’Europe aura les yeux tournés vers le Centre spatial guyanais tout en défiant du même regard les concurrents américains qui ont su profiter du vide laissé par la mise à la retraite d’Ariane 5, en juillet 2023, après 27 années de service et 117 lancements.
« L’Europe, notamment la France, n’a pas cru dans les années 2010 à la technologie des moteurs réutilisables, note Irénée Régnauld, essayiste et chercheur associé à l’université de technologie de Compiègne. Elle n’en voyait pas plus l’intérêt que les vols habités. Il en allait autrement aux États-Unis, notamment depuis l’arrivée de SpaceX. Et, alors que l’Europe n’a plus de lanceur depuis un an, la firme d’Elon Musk a raflé tous les marchés. L’enjeu est ainsi double pour l’Europe qui, d’une part, avec le succès de son nouveau lanceur, retrouverait un accès souverain à l’espace et, d’autre part, pourrait prendre sa part du gâteau spatial. Mais Ariane 6 n’a pas été pensée pour effectuer 100 ou 200 lancements par an au contraire de Falcon 9 et son moteur réutilisable. »
LobbyistesDe fait, Space X prévoit pas moins de 144 lancements cette année. L’ESA (Agence spatiale européenne) n’a pas la folie des grandeurs de la NASA, davantage soumise à la pression du privé. « Les logiques sont différentes, reprend Irénée Régnauld. Si, hier, l’agence spatiale américaine composait déjà avec des industriels comme Lockheed Martin ou Bœing, aujourd’hui, elle laisse davantage de place et de liberté aux opérateurs privés dont, bien sûr, SpaceX, un des plus gros lobbyistes aux États-Unis, du milliardaire Elon Musk qui entretient le “désir d’espace”, comme nous le nommons avec Arnaud Saint-Martin dans notre livre. Et pour cause : ce désir a notamment permis d’engager 93 milliards de dollars pour le programme Artemis. Ce programme spatial habité de la NASA a pour objectif de ramener un équipage sur le sol lunaire d’ici 2026... à l’origine. »
« L’Union européenne, poursuit l’essayiste, vise, elle, d’abord et surtout sa souveraineté : celle de pouvoir lancer ses propres satellites sans recourir à d’autres opérateurs, celle aussi, à travers ceux-ci, de ses communications officielles. Elle devrait ainsi disposer d’ici peu d’une troisième constellation satellitaire baptisée IRIS² pour “Infrastructure de Résilience et d’Interconnexion Sécurisée par Satellites de l’Europe”. SpaceX et Starlink, sa constellation de milliers de satellites de télécommunications en orbite basse, entendent offrir un accès à Internet par satellite à toute la planète pour le plus grand profit du fournisseur… Space X. »
Risque de saturationIl y a comme une fuite en avant. « La rentabilité de SpaceX repose à la fois sur ses propres lanceurs de satellites, les télécommunications avec Starlink et la participation à la reconquête lunaire avec le programme Starship. Côté télécommunications, il y a le remplacement tous les cinq ans des satellites car ceux-ci tombent au bout de cette période de leur orbite. Il y a aussi l’envoi de nouveaux satellites toujours plus gros au risque de saturer certaines orbites. Côté reconquête de la Lune, la rentabilité tient plus à la réalisation du projet qu’à son aboutissement. A la différence du contrôle des mers à partir du XVe siècle qui, outre le transport de marchandises, ouvraient sur de nouvelles terres à exploiter, le marché spatial reste largement spéculatif, restreint dans l’immédiat pour l’essentiel aux satellites de télécommunication et d’observation. »
« Le spatial, insiste le chercheur, n’est pas une économie autonome. Le secteur vit principalement de fonds publics de plus en plus captés, notamment outre-Atlantique, par des opérateurs privés. »
Carnet de commandesLes opinions publiques ne sont pourtant pas plus intéressées que ça. « À lire les sondages des années 1960, relève Irénée Régnauld, les personnes favorables à la conquête de la Lune représentaient moins de 40 % de la population outre-Atlantique. Les femmes et les noirs comptaient parmi les plus réticents : ils avaient assurément d’autres préoccupations. Avec le succès d’Apollo 11, en 1969, les sondages favorables ont connu leur apogée avant de retomber depuis. L’engouement n’est pas plus fort en Europe. Des deux côtés de l’Atlantique, il est surtout le fait des médias qui entretiennent cette rhétorique de conquête spatiale. Qui se souvient d’Hermès, le projet de navette spatiale européenne abandonné en 1992 ? »
Plus terre à terre, Ariane 6 s’enorgueillit d’un carnet commandes déjà bien rempli avec une trentaine de lancements à effectuer : satellites militaires, d’observation… Le premier vol commercial est prévu à la fin de l’année avec, dans le sillage, quatorze autres les deux années suivantes.
Jérôme Pilleyre
Lire. Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, Editions La Fabrique, 2024, 20 €.