Par adhésion, défaut ou colère, l'extrême droite s'enracine dans le Puy-de-Dôme. Aux Européennes, le RN est arrivé en tête dans 443 des 464 communes. Parfois en décrochant près d’une voix sur deux, comme à Saint-Éloy-les-Mines, dans les Combrailles. La Montagne est allée à la rencontre des convertis au RN. Reportage.
Des bulletins majoritairement socialistes aux législatives et aux municipales en 2022 et 2020. Le Rassemblement national largement en tête aux deux tours de la présidentielle, en 2022. Dans les urnes de Saint-Éloy-les-Mines (3.500 habitants), se dessinent deux visages. Au soir du scrutin européen du 9 juin, un seul s’est détaché. De loin. Jordan Bardella s’est envolé à 47,6 % (1).
"Ce n’est pas une surprise, soupire une commerçante, tout le monde vote RN ici." Pas tous, mais de plus en plus. Élection nationale après élection nationale, l’extrême droite fait son nid.
Du ras le bol à la fierté de voter RN"Quand vous faites 40 %, cela veut dire que vous avez l’hégémonie culturelle, analysait sur France 5, mercredi 10 juin, le sondeur et essayiste Jérôme Fourquet. Au café, à l’usine, dans le vestiaire du club de foot […], quatre personnes sur dix pensent la même chose, ont voté la même chose et une parole se libère."
(1) La liste de Jordan Bardella (47,6 %) est arrivée en tête devant celles de Raphaël Glucksmann (PS-Place publique, 9,8 %), François-Xavier Bellamy (LR, 9,4 %), Valérie Hayer (Ensemble, UDI, 8,9 %), François-Xavier Bellamy (LR, 9,4 %), Louis Deffontaines (PCF, 4,9 %).
Autour d’un comptoir de l’artère principale de Saint-Éloy-les-Mines, on regarde, désabusé, le raz-de-marée « bleu marine ». Celui qui vient de se produire et celui qui s’annonce. "Ils finiront bien par passer, tout augmente, la vie est chère, se désole un Eloysien. C’est un rejet, un ras-le-bol. L’avenir fait peur." Il n’est pas allé voter. Son comparse a opté pour Jean Lassalle.
"Je ne connais rien en politique, mais je ne suis pas bête"Surgit une convertie à la cause du RN, bien décidée à faire entendre sa voix : "Il faut que ça bouge, il y en a marre, on nous promet des choses que l’on ne tient pas. Je ne connais rien en politique, mais je ne suis pas bête. Les retraités n’ont rien, les agriculteurs zéro. Je suis fière de ce résultat et j’espère que ça va durer."
La liste de promesses, qu’elle estime non tenues, l’a envoyée dans les bras de l’extrême droite, ceux-là mêmes qui ont accueilli Jacques, retraité. Parti de la gauche, plus jeune, pour installer ses idées à droite, il a fini par se convaincre du bien-fondé d’un bulletin Jordan Bardella, pour la première fois, le 9 juin. Un vote de dépit et de colère, justifie-t-il.
"On ne les a pas eus au gouvernement, donc on ne peut pas savoir. Je les préfère à l’extrême gauche. Quand vous voyez le bordel qu’ils ont foutu à l’Assemblée nationale. Si on en est là, c’est à cause d’eux. Je préfère prendre le risque du RN."
La progression fleuve de l’extrême droite dans la France rurale s’explique notamment par le vote des retraités fortement représentés en milieu rural. Près de 40 % des Eloysiens ont plus de 60 ans, bien au-delà de la moyenne du Puy-de-Dôme (28,2 %).Le maire Anthony Palermo n'a pas été surpris par l'ampleur du vote RN aux Européennes.
Jeaninne, 72 ans, a basculé "faute de mieux". Elle ponctue sa confession d’un troublant "malheureusement" et écarte presque l’idée de reconduire l’expérience aux législatives des 30 juin et 7 juillet. "Les autres (partis) m’ont déçue, dit-elle, c’était peut-être pour leur donner une leçon."
"Que l’on s’occupe des Français"Depuis sa mairie conquise en 2020 après un demi-siècle marqué par la droite de Michel Duval (1971-2007) (2), le jeune édile Anthony Palermo (ex-PS) regarde froidement les chiffres, sans une once d’étonnement. "Il y a une dynamique de fond, on n’a pas découvert l’électorat RN dimanche dernier."
(2) Son adjointe Marie-Thérèse Sikora (LR) lui avait succédé en 2007 jusqu’à 2020.
L’ancrage du parti lepéniste se creuse depuis les Européennes de 2014 et ne cesse, depuis, de convaincre les foules. Nicole et Jean-Pierre sont devenus des fidèles "pour que ça change". Ce couple de septuagénaires place la santé avant tout. "On n’arrive pas à avoir de rendez-vous pour se faire soigner, regrettent-ils. On n’est pas racistes, mais quand les immigrés arrivent, on les soigne. Il faut soigner les gens, mais nous, on n’a pas de médecin, pas de dentiste et on attend des mois pour se faire opérer. Que l’on s’occupe des Français."
Déclassement et mépris de classeDans le désert médical des Combrailles, le sentiment d’abandon est l’un des carburants du vote RN, veut croire le maire. "Les gens ont besoin qu’on les aide, ils ressentent un mépris de classe, dénonce Anthony Palermo. Vous avez plus de chance de mourir d’un AVC ici qu’en zone urbaine, moins de chance de faire des études. Il y a une méconnaissance de nos vies." La commune ne peut même plus être un pansement sur le manque d’emploi, les contrats aidés ont fondu de trente à trois en quinze ans.
Gérard (au second plan) tente de convaincre les jeunes de ne pas voter pour l'extrême droite. Retour au comptoir. Quand Gérard "Le commissaire" entre, on l’écoute "parce qu’il est intelligent". À 76 ans, il refuse de céder aux sirènes de l’extrême et essaie de convaincre "ces jeunes qui ne voient que par “Jordan”". Il hésite à retourner voter, lassé par "cette tambouille".
Et se fend d’un dernier conseil : "Écoutez La Bête est revenue", une complainte contre l’extrême droite de Pierre Perret, sortie en 1998. À l’époque, le Front national pointait à seulement 5,33 % (aux Européennes de 1999) à Saint-Éloy-les-Mines.
Texte et vidéo : Malik KebourPhoto : Rémi Dugne