Malgré les « nets progrès » vantés par l’exécutif, la situation reste très précaire en Nouvelle-Calédonie, entre violences persistantes et inquiétudes sanitaires grandissantes. Une pharmacienne témoigne.
Dix-huit heures passées de quelques minutes, ce mardi, à Nouméa. Comme tous les jours depuis le 15 mai, le couvre-feu quotidien, instauré dans le cadre de l’état d’urgence, vient d’entrer en vigueur. Julie est de retour à son domicile, dans le quartier de Ouémo, avec ses deux filles et son mari. Le début d’une nouvelle nuit d’angoisse, malgré le fragile retour au calme observé dans certains secteurs de la ville.
« Depuis que l’armée est arrivée, il y a du mieux, c’est sûr. On a un peu moins peur. Mais on ne se sent toujours pas en sécurité. Et on sait que ça peut repartir très, très vite », souffle d’une voix lasse la quadragénaire, « épuisée » par plus d’une semaine sous haute tension.
Pénurie de médicamentsAvant que le Caillou ne s’embrase, Julie, pharmacienne de métier, travaillait dans une officine du quartier de Ducos, intégrée dans un complexe médical. C’était hier, mais c’est déjà du passé. « Tout a été pillé, saccagé, brûlé. » Son patron, qui habitait à côté, « a dû s’enfermer chez lui avec sa femme et son fils, terrorisés, en espérant qu’ils ne soient pas découverts. Il a réussi à les exfiltrer de justesse, avec seulement quatre valises. C’est tout ce qu’il a pu sauver de sa vie… »
Pour se rendre utile, dans un contexte de pénurie grandissante de médicaments – « le site de l’un des deux grossistes répartiteurs chargés d’approvisionner l’archipel a été détruit, la moitié des stocks est partie en fumée » –, Julie se rend chaque matin dans une autre pharmacie de Nouméa, qui a échappé aux violences.
« À cause des barrages des indépendantistes de la CCAT (*), de nombreux employés ne peuvent pas se déplacer, et les officines encore ouvertes manquent de bras. J’ai donc proposé de donner un coup de main bénévolement, comme beaucoup d’autres. Il y a un vrai élan de solidarité. Les besoins sont colossaux, on n’arrête pas. »
Marie a ainsi vu « des gens faire jusqu’à quatre heures de queue pour une boîte d’antibios, la peur au ventre », et dit avoir reçu des « appels de détresse de malades « bloqués chez eux, qui n’ont plus d’insuline et sont en panique. C’est juste lamentable ».
La pharmacie de Ducos, où travaillait Marie, a été détruite.
Les dégradations n’ont pas épargné non plus les centres de dialyse, avec des conséquences potentiellement dévastatrices, dans un archipel confronté à « une véritable épidémie de diabète ».« Il y a encore quelques stocks, mais pour combien de temps ? Si l’armée ne ramène pas rapidement des médicaments, cette population fragile va payer un lourd tribut. Il y a déjà eu des morts, il y en aura d’autres. » Dans le chaos , le drame vécu par une femme enceinte, qui a perdu son bébé faute d’avoir pu accéder à l’hôpital, le 14 mai, a marqué les esprits.
« Apocalypse »Julie s’est installée en Nouvelle-Calédonie « il y a 21 ans », pour suivre son mari. Elle reconnaît avoir « mis du temps à saisir la complexité de ce territoire, sa richesse aussi. Ici, tout n’est pas aussi simple que l’on pourrait le croire ».
Pourtant, comme tant d’autres, cette Auvergnate d’origine n’a « rien vu venir » de l’explosion actuelle. « Il y a déjà eu des pics de tension, des caillassages, mais qui pouvait imaginer une telle déferlante ? », interroge-t-elle, encore traumatisée par les premiers jours de la crise, qu’elle qualifie « d’apocalypse ».
« Les émeutiers débarquaient par dizaines, armés et incontrôlables. On s’est retrouvés à empiler en catastrophe des portes, des branches, des tables pour ralentir leur progression dans les rues. Pendant que les hommes se relayaient à l’extérieur, la nuit, pour signaler le moindre mouvement suspect à la police, les femmes et les enfants se barricadaient dans les logements. Il n’y avait personne pour nous protéger. À ce moment-là, on espérait juste rester vivants. »
Des menaces ont même transité via les canaux numériques des établissements scolaires pourtant « mixtes, regroupant des enfants de toutes origines ». « Mes filles ont reçu des messages comme “Sales blancs, on va brûler vos maisons, on va vous piller, foutez le camp”. On se sent clairement persécutés. »
Des militaires venus en renfort de métropole dans les rues de Nouméa, le 17 mai. Photo AF
Et après ?Alors que les amalgames et les raccourcis foisonnent sur place, alimentés selon Julie par « la propagande des plus radicaux, qui manipulent la jeunesse et lui bourrent le crâne », la mère de famille ne veut « surtout pas mettre tout le monde dans le même sac ».
« Beaucoup de Kanaks ne sont pas d’accord avec ce qu’il se passe, dit-elle. Même parmi les partisans de l’indépendance, certains viennent nous serrer la main car ils refusent de cautionner la violence. » Et de citer les propos que lui a tenus « un ami kanak » : « Ceux qui ont fait ça ont tué la Calédonie. On n’aura plus de travail, plus de tourisme, plus d’avenir », lui a-t-il glissé, dépité.
Même si elle a « encore du mal à se projeter à plus de deux ou trois jours », et tout en exhortant le gouvernement à maintenir la réforme du corps électoral au coeur de la crise – « reculer maintenant, ça signifie qu'il n'y a plus de démocratie » –, Julie se dit elle aussi « pessimiste pour la suite ». « Tout ça va laisser des traces et des fractures profondes. Est-ce que le pays s’en relèvera ? Sincèrement, je n’en sais rien. »
Stéphane Barnoin
(*) Cellule de coordination des actions de terrain, dont plusieurs leaders sont désormais visés par une enquête judiciaire.
Bilan matériel et humain
Environ 400 entreprises et commerces ont subi des dégradations dans Nouméa et les villes limitrophes depuis le début des émeutes en Nouvelle-Calédonie, a annoncé ce mardi le procureur de la République de Nouméa.
Yves Dupas a également fait état de « 216 gardes à vue, dont 144 pour des atteintes aux biens, 25 pour violences à personne dépositaire de l’autorité publique et 46 pour des atteintes aux personnes », ayant donné lieu à 31 comparutions devant la justice, dont 11 incarcérations.
Six personnes ont été tuées depuis le début des violences. Parmi elles, deux gendarmes mobiles dont les dépouilles ont été rapatriées ce lundi par avion militaire dans l’Hexagone.
