Le mouvement MeToo a beaucoup plus d’allure quand il emprunte la voie littéraire que lorsqu’il s’exprime à travers d’indigents tweets et de consternantes pétitions. Dans un livre qui ne manque pas de finesse, l’actrice-réalisatrice Isild Le Besco raconte comment, dès l’âge de 14 ans, elle a mené la vie sexuelle d’une adulte, dans ses films comme à la ville, et pourquoi elle en a secrètement souffert, jusqu’à ce qu’elle se livre, des années après, à une « libération de la parole », pour reprendre la formule rituelle qui s’impose désormais en pareil cas devenu courant.
Dans Dire vrai, Isild Le Besco est toujours honnête, souvent plaintive, parfois injuste. Mais ses pages les plus intéressantes ne portent pas sur les réalisateurs qui, à l’en croire, se sont mal comportés envers elle par le passé. C’est plutôt quand elle montre de quoi certaines réalisatrices sont également capables qu’elle nous éclaire sur la nature profonde du cinéma, et sur ses risques.
Ne nous attardons donc pas sur ses accusations contre Benoît Jacquot, avec qui elle a eu une liaison pendant près d’une décennie, qui ne font que confirmer ce que l’on savait déjà de l’inclination coupable de ce dernier pour les adolescentes, lui-même l’ayant d’ailleurs reconnu dès 2011 dans un documentaire de Gérard Miller, où il parlait en ces termes de sa relation avec une autre très jeune actrice, Judith Godrèche : « Oui, c’était une transgression. Ne serait-ce qu’au regard de la loi telle qu’elle se dit, on n’a pas le droit en principe, je crois. »
Passons vite aussi sur les récriminations contre Luc Besson, à qui Isild Le Besco reproche d’avoir, en 1997, mal quitté sa sœur, la réalisatrice Maïwenn (laquelle avait épousé le réalisateur à l’âge de 16 ans, ce dont elle ne s’est jamais plainte depuis, bien au contraire). Cette banale histoire de rupture amoureuse sert de prétexte à un portrait peu crédible du cinéaste, dépeint en homme insensible et dédaigneux. Il faut dire que, telle Annie Ernaux au pays des stars, l’auteur croit débusquer rien de moins que du mépris de classe dans le simple regard de son ex-beau-frère ! Certains appelleront cela un don divinatoire. D’autres un procès d’intention.
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Quelques chapitres plus loin, l’auteur lance en revanche dans la mare un pavé autrement éclaboussant. Évoquant ses débuts dans le cinéma, elle relate un de ses premiers tournages, pour un film d’Emmanuelle Bercot. Où l’on découvre une réalisatrice autoritaire, ivre de sa toute-puissance artistique, qui en vient à carrément demander à son acteur principal (étrangement anonymisé dans le livre – « invisibilisé » ou « silencié » diraient les wokes) d’exhiber son pénis, si possible turgescent, devant la caméra. « Il bandait un peu, écrit Isild Le Besco. Pas assez pour Emmanuelle, qui attendait plus et mieux. Hors champ il se morfondait de honte. » Ainsi donc une offense sexuelle peut se produire dans le milieu du cinéma sans qu’aucun mâle toxique y soit pour quoi que ce soit…
Second souvenir, tout aussi confondant : des années plus tard, Isild Le Besco réalise à son tour un film, et y embauche son propre frère, encore adolescent, pour tenir le rôle principal. Vient le jour de la projection. Quelle n’est pas la surprise du jeune homme quand, voyant à l’écran pour la première fois les scènes d’amour dans lesquelles il a joué, il découvre qu’un plan de sexe en érection, raccord avec les images de son corps nu, a été rajouté au montage. Un artifice signé Isild Le Besco, qui voulait sans doute, par ce moyen, s’éviter un dérapage à la Bercot durant les prises de vue. Reste que le procédé suscite le malaise – et à présent les regrets de l’intéressée. On imagine la blessure que celle-ci aurait ressentie si un réalisateur lui avait fait cette mauvaise manière !
La preuve est donc faite à deux reprises dans cet ouvrage qu’une représentante de la gent féminine peut, en conscience, abuser de son pouvoir de cinéaste, introduire de la pornographie dans un film non pornographique, placer un acteur dans une situation sexuellement humiliante. Ces deux « micro-agressions », bien sûr, ne relèvent pas des tribunaux. Elles n’en soulèvent pas moins une question : le patriarcat est-il vraiment la cause des violences sexuelles qui, nous dit-on, gangrènent le cinéma ? Ne s’expliquent-elles pas plutôt par l’essence même de cet art ?
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Les tentations sont nombreuses sur un plateau, où la technique de la caméra permet les spectacles les plus impudiques, en haute définition et en gros plan ; où le fonctionnement nécessairement ultra vertical d’une équipe de tournage place le cinéaste dans une position d’autorité comme peu de métiers l’autorisent ; et où, surtout, le désir, carburant principal de la création, est partout, y compris dans l’esprit des femmes qui filment, y compris dans celui des femmes qui sont filmées.
MeToo partait d’une idée simple : alors qu’on les imaginait vivre une existence de rêve, certaines vedettes de cinéma, riches et célèbres, ont révélé à partir de 2017 qu’il leur était arrivé, « elles aussi », de connaître l’épreuve du viol. De quoi décomplexer d’innombrables victimes « ordinaires » de crimes sexuels, qui n’osaient pas en parler.
Seulement la nouvelle vague de témoignages MeToo n’a pas la même force d’identification. Dans quel autre monde que celui du Septième Art une jeune fille mineure peut-elle gagner des sommes lui permettant de se loger à Paris, de quitter le foyer familial et de devenir la compagne d’un homme mûr avec toutes les apparences sociales de l’émancipation ? Dans quelle autre profession peut-on se retrouver, en application de son contrat de travail, entièrement dénudé devant son employeur ? Le troublant récit d’Isild Le Besco est à ranger au rayon Histoire du cinéma. Pas au rayon Féminisme.
A lire
Isild Le Besco, Dire vrai, Denoël, 2024.
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