Le 25 juin, la Cour suprême israélienne a rendu une décision qui pourrait mener à la conscription des étudiants des écoles talmudiques. Jusqu’à présent, ces jeunes hommes ultraorthodoxes étaient exemptés du service militaire obligatoire s’ils se consacraient à l’étude des textes sacrés du judaïsme. Cependant, les juges ont estimé que le nombre croissant de ces exemptions constitue une rupture du principe d’égalité, et qu’une telle dérogation ne peut être légitimée que par une loi votée par le Parlement. « L’exécutif n’a pas l’autorité pour ordonner de ne pas appliquer la loi sur le service militaire aux étudiants de yeshiva [école talmudique] en l’absence d’un cadre légal adéquat », a déclaré la Cour. « Sans ancrer cette exemption dans un cadre légal, l’État doit agir pour imposer la loi. »
Jusqu’à présent, ces exemptions étaient accordées par l’armée (en tant que représentante de l’État concernant la conscription) dans le cadre d’un arrangement basé sur un accord de 1947 entre David Ben Gourion et les leaders des communautés ultraorthodoxes. Connu sous le nom de « la lettre du statu quo », cet accord visait à obtenir le soutien des ultraorthodoxes pour la création d’un État-nation juif en Palestine, devant la commission de l’ONU. Pour montrer à la communauté internationale une position unie des Juifs de Palestine sous mandat britannique, Ben Gourion et la majorité sioniste laïque ont pris des engagements significatifs envers ce groupe minoritaire mais symboliquement important : les ultraorthodoxes, Juifs des villes, bourgs et villages du Yiddishland, l’espace entre la mer Baltique et la mer Noire, étaient les parents, oncles et frères de Ben Gourion et de ses camarades, qui avaient souvent eux-mêmes fréquenté les mondes des Yeshiva et des Cheder (petites écoles juives où l’on apprend l’hébreu en lisant la Bible).
Cette génération de leaders et d’intellectuels sionistes, née dans le dernier tiers du XIXe siècle, a vécu les conséquences de l’émancipation des Juifs, un processus qui s’est déroulé à l’est et au centre de l’Europe plusieurs décennies après celui des Juifs en France. Les ultraorthodoxes, comme les sionistes, représentent deux réactions parmi d’autres à cette soudaine ouverture et aux nouvelles opportunités – notamment la possibilité d’intégrer lycées et universités – qu’elle a permises. Les ultraorthodoxes ont développé un système fondé sur deux piliers : le quasi-rejet de tout ce qui est nouveau et la création de « lycées » et « universités » juifs, les Yeshiva. Ces deux éléments ont doté ces nouveaux courants du judaïsme d’une structure solide, notamment un uniforme inspiré de la mode de l’époque (symbole du rejet du neuf) et des institutions qui occupent et disciplinent la jeunesse masculine.
En quelques décennies, l’ultraorthodoxie a forgé une identité commune malgré de multiples divisions idéologiques et personnelles. Dans une sorte de ruse de l’Histoire, les frères ennemis sionisme/ultraorthodoxie, qui se disputaient âprement la jeunesse juive du Yiddishland entre 1900 et 1940, ont fini par établir des relations symbiotiques au moment même où le sionisme semblait avoir remporté une victoire sans appel, sur le site de cette victoire : l’État d’Israël. Vivant en marge de la société israélienne, les communautés ultraorthodoxes ont appris à manipuler la cité israélienne et son système politique. Elles ont transformé leurs atouts – communautés organisées et disciplinées – en une force politique mobilisée pour obtenir un maximum d’aide matérielle en échange d’un minimum de participation.
La montée de l’État-providence israélien dans les années 1970 a accéléré leur dynamique démographique et l’arrivée de la droite au pouvoir en 1977 avec Menahem Begin a instauré une alliance politique solide. Les effets conjugués de ces deux phénomènes ont transformé un phénomène d’abord marginal puis supportable en un fardeau que les autres Israéliens peinent de plus en plus à porter.
Ainsi, cette décision de la Cour et la crise politique qu’elle a déclenchée – le gouvernement de Netanyahou dépendant du soutien des partis ultraorthodoxes, pour lesquels la fin de cette exception est un casus belli – sont les dernières expressions en date de la plus vieille et certainement la plus fondamentale question qui divise et secoue la société israélienne : qui est juif ? Qu’est-ce qu’un « État juif » ?
Le 20 octobre 1952, plus de cinq ans après avoir sollicité le soutien des ultraorthodoxes devant l’ONU, Ben Gourion, désormais Premier ministre d’Israël, cherchait à renouer le dialogue. Il était obligé de le faire : depuis presque un mois, son gouvernement n’avait plus la majorité à la Knesset, car les élus ultraorthodoxes ne le soutenaient plus à cause d’un projet de loi visant à élargir le service militaire obligatoire aux femmes, jusqu’alors sollicitées à se porter volontaires. Pour les ultraorthodoxes, c’était une rupture du statu quo selon lequel l’armée devait être une institution juive, c’est-à-dire un espace où la nourriture est kasher et où le repos sabbatique est strictement respecté. Par conséquent et par définition, cette institution ne pouvait être mixte. Ben Gourion s’est donc rendu chez Avraham Kerlitz, le leader de ces communautés, considéré comme le plus grand érudit talmudique de son temps, dont l’autorité découlait de son statut et non d’un poste électif. Ben Gourion voulait discuter avec lui d’une question très pragmatique : comment des Juifs religieux et non religieux pourraient-ils vivre ensemble dans le nouvel État d’Israël ? La réponse d’Avraham Kerlitz, en forme de parabole, est entrée dans la légende. Si un wagon chargé croise le chemin d’un wagon vide, c’est le wagon vide qui doit céder le passage. Le sens était clair : le wagon chargé, c’est le judaïsme talmudique représenté par Kerlitz. Le vide, c’est la nouvelle manière d’être juif par le sionisme, c’est-à-dire en tant qu’existence politique nationale, républicaine et laïque, incarnée par Ben Gourion.
Le désaccord est profond, car les uns – les ultraorthodoxes – n’ont pas besoin de l’État d’Israël, ni d’un État quelconque même dirigé par eux, pour exister. On peut être juif sur une île déserte en mer du Sud à condition de construire deux synagogues : une pour prier et étudier, l’autre pour ne plus jamais y mettre les pieds ! En revanche, un Israélien – peu importe où il habite – ne peut pas exister sans l’État d’Israël et il est peu probable qu’une communauté israélienne en dehors d’Israël puisse survivre autant de générations qu’une communauté juive.
Ce désaccord fondamental est la raison pour laquelle Israël ne s’est toujours pas doté d’une constitution écrite. Il existe un ensemble de lois, d’institutions et de précédents qui forment un édifice constitutionnel. Les libertés occidentales se heurtent à l’identité juive de l’État d’Israël tout comme elles se heurtent à tout contenu positif quel qu’il soit. Dans leur essence, les libertés dressent un cadre, souvent au niveau de l’individu, mais ne peuvent pas le remplir. Dans le cadre d’une république laïque à la française, il est quasiment impossible d’imposer un cadre identitaire. Or, Ben Gourion et les sionistes laïcs et libéraux étaient nourris des mêmes idées et valeurs que les républicains français tout en voulant construire un tel cadre identitaire.
Ben Gourion, ses contemporains, ses successeurs ainsi que les leaders de l’orthodoxie n’ont pas trouvé une solution à la question des deux wagons. En revanche, des arrangements pragmatiques et provisoires – comme l’exemption – ont été élaborés. En octobre 1948, en pleine guerre, Ben Gourion a accordé à titre exceptionnel une exemption à 400 étudiants de Yeshiva considérés comme la crème de la crème, avec comme argument principal une volonté de reconstruire les Yeshiva de l’Europe de l’Est dispersés et détruits par les Nazis. 76 ans plus tard, le nombre de bénéficiaires avoisine les 60 000. La goutte qui aurait fait déborder le vase est sans doute la guerre qui fait rage depuis le 7 octobre. Cette guerre est non seulement longue mais elle exige l’emploi prolongé des nombreuses unités de l’armée de terre. L’armée des conscrits n’est pas suffisante et le fardeau tombe sur les réservistes, ceux-là mêmes qui, en tant que civils, sont supposés faire tourner l’État et l’économie. La situation risque de s’aggraver si un deuxième front s’ouvre dans le nord.
Pour faire face à l’urgence, le service obligatoire a déjà été allongé de 30 à 36 mois et une proposition de loi prévoit de prolonger d’un an l’âge de l’obligation de service de réserve pour tout le monde.
Dans ces circonstances, l’alliance politique soutenant l’exemption des ultraorthodoxes commence à céder. Ainsi, il n’y a pas, pour l’instant, de majorité en faveur d’une loi qui doterait Israël d’un cadre légal permettant de concilier l’égalité devant l’obligation de servir sous les drapeaux et la spécificité de la communauté ultraorthodoxe. Dans le contexte politique actuel, la question du service militaire fragilise les trois piliers (ultraorthodoxes, religieux nationaux, Likoud) de la coalition de Netanyahou, une coalition fondée sur leur intérêt commun de retirer à la cour constitutionnelle le droit d’invalider des lois (la « réforme constitutionnelle » lancée en janvier 2023 et mise de côté depuis la guerre). Or, après huit mois de conflit, certains religieux nationaux et membres du Likoud ne veulent plus fermer les yeux sur l’exemption des ultraorthodoxes.
Ainsi, la crise constitutionnelle rejoint la crise sécuritaire, imposant à l’ordre du jour israélien cette double question des frontières : les frontières physiques de l’État juif vers l’extérieur, et la définition et donc les frontières de l’identité juive, à l’intérieur, deux interrogations profondes et plus que jamais liées au cœur même de la Cité israélienne.
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