Il leur a paru invraisemblable, sinon parfaitement indécent, que Calaf, aussitôt que Liu se soit suicidée afin de le sauver, se jetât dans les bras de la sanglante Turandot pour roucouler avec elle. Elle, la psychotique délirante qui a contraint l’héroïque Liu à se tuer ; lui, cet imbécile aveuglé par un désir forcené de conquête et qui n’a pas été capable de préserver la jeune servante, laquelle a pourtant protégé son père, Timour, le vieux roi aveugle et fugitif. Alors, d’un commun accord, le metteur en scène Christophe Coppens, le dramaturge Reinder Pols et le directeur du Théâtre royal de La Monnaie Peter de Caluwe, avec l’accord du chef d’orchestre Ouri Bronchti, sont convenus d’interrompre l’ouvrage dès la mort de Liu, comme le fit d’ailleurs Toscanini le soir de la création de Turandot en 1926. Là même où Puccini malade avait dû interrompre sa composition, avant qu’elle ne soit achevée, après sa propre mort, par l’un de ses disciples.
Certes, il aurait été surprenant, s’il avait pu achever lui-même son opéra, que celui qui sut mieux que quiconque traduire les tourments d’une âme amoureuse comme celle de Mimi, de Floria Tosca ou de Cio-Cio-San, ait pu passer aussi abruptement du chant de mort d’une innocente au chant d’amour de ceux qui en sont la cause.
Mais en suspendant cette fin immorale qui n’est jamais que celle d’un antique conte persan ne s’embarrassant guère de vraisemblance et de considération pour les classes laborieuses, on n’a pas su ici la remplacer par une issue satisfaisante. Calaf s’éclipsant avec son vieux père et plantant là cette folle de Turandot, celle-ci n’a ici d’autre ressource que de contempler rageusement l’improbable fin de l’opéra sur un écran invisible au public et de s’enfermer dans ses appartements où elle finira assurément vieille fille, alors que l’impératrice de Chine, sa mère, se retrouve hautaine et solitaire dans un univers dévasté.
L’idée était très séduisante : pour avoir séjourné à Hong Kong et côtoyé ces nouveaux riches chinois qui ne connaissent aucune limite à leur fortune et à leur mauvais goût, Christophe Coppens a trouvé savoureux de situer sa mise-en-scène non dans le palais impérial d’une Chine fantasmée, mais dans un penthouse au décor tapageur juché au sommet d’un building, chose qui permettra d’ailleurs à Liù de se jeter dans le vide plutôt que de se poignarder.
Séduisante, mais pas bien convaincante. Toute référence chinoise ayant disparu, plus de cour, plus de peuple versatile, plus rien de cette solennité étouffante et de cette terreur qui écrase la nuit de Pékin. Mais des femmes occidentales en robes du soir, des hommes en smokings, un personnel de maison en livrée stricte et le vieux Timour en redingote grise.
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Plus d’empereur accablé par la fureur de sa fille, mais une impératrice, la seule Asiatique de la distribution (Hing Liang), ressemblant à un executive woman sanglée dans un qipao crépusculaire, lunettes extravagantes et visage fermé, dure et inflexible comme peuvent l’être ces cheffes d’entreprise chinoises, plus redoutables encore que leurs homologues masculins.
Point non plus de Turandot hiératique et glaciale, mais une femme belle et vénéneuse, une Louise Brooks à la coiffure rousse, superbement incarnée par la soprano Ewa Vesin, excellente comédienne, cantatrice à la voix ample et sonore, presque tranchante ; une Turandot arrachée à cette figure figée de vierge inaccessible dont on pare généralement la princesse rebelle, mais pas moins hystérique dans son ivresse de vengeance d’une lointaine aïeule, dans sa haine des hommes qui prétendent la conquérir et dans ce goût immodéré à les voir décapités.
Avec son air aimable de coiffeur pour dames, le Calaf de Stefano La Colla n’a rien de bien ravageur, ni de bien intrépide, même si sa prestation vocale est des plus honorables. Ping, Pang, Pong (Leon Kosavic surtout, Alexander Marev, Valentin Thill), les trois ministres pervers, mais souples comme des anguilles, sont d’excellents comédiens et forment un trio parfait de complicité. Le rôle en or de Liu est servi admirablement par la voix de Venera Gimadieva, même si rien ne l’aide à arracher des larmes. Et d’une certaine façon le héros le plus sensible de ce conte funeste est peut-être bien le chœur du Théâtre royal de La Monnaie qui affiche dès la première scène une homogénéité vocale et une assurance remarquables.
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Des bourreaux vus sous l’apparence d’une troupe satanique de hip hop, des touches de comédie musicale colorant le jeu de scène très chorégraphique des ministres, une belle fluidité dans les déplacements des choristes, un décor minutieux un peu trop encombré, mais un escalier très hollywoodien, une direction d’acteurs fouillée : metteur en scène et scénographe de Turandot, Christophe Coppens n’atteint pas cependant le niveau de son éblouissante réalisation du Château de Barbe Bleue et du Mandarin merveilleux de Bartók qu’il conçut naguère sur cette même scène de Bruxelles. Ouri Bronchti, lui, dirige l’Orchestre et les Chœurs du Théâtre royal de la Monnaie avec un parfait savoir-faire, les conduisant parfois à des moments d’une grande intensité.
À voir :
Turandot, opéra de Giacomo Puccini. Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles. Jusqu’au 30 juin. Location : 00 32 2 229 12 11 ou tickets@lamonnaie.be
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