D’origine berrichonne, Raymonde Vincent (1908-1985) obtient en 1937 le Prix Femina pour son roman Campagne, vendu à plus de 100 000 exemplaires, devançant des romanciers talentueux tels que Henri Bosco ou Robert Brasillach, le très influent journaliste littéraire du quotidien L’Action française. Elle récidive avec Élisabeth, roman plus épuré, qui ne rencontre pas le succès espéré. Les Éditions du Passeur, dans la remarquable collection « Les pages oubliées », republie ce roman, avec une préface de Renan Prévot, qui le mérite à bien des égards. Paul Claudel, en lisant le livre, fut touché par l’expression symbolique et personnelle, pour ne pas dire pleine de grâce, qui s’y déploie. Il écrit à la jeune femme : « De votre Élisabeth, j’ai apprécié la délicatesse ravissante et la spiritualité exquise ».
Raymonde Vincent est née dans une famille paysanne. Sa mère meurt alors qu’elle a 4 ans. Confiée à sa grand-mère, elle doit subir la dure éducation de son père, homme taiseux. Elle n’est pas scolarisée, travaille à la ferme, garde les chèvres. C’est une autodidacte qui apprend à lire dans le journal et au catéchisme. À 13 ans, elle rejoint la cohorte des jeunes filles engagées dans les ateliers de confection près de Châteauroux. Rêveuse, aimant se promener à bicyclette sur les chemins herbeux, elle n’apprécie pas du tout leur ambiance confinée. En 1925, elle décide de voler de ses propres ailes et « monte » à Paris. Elle fait plusieurs petits boulots, déambule dans le quartier Montparnasse, rencontre sa faune interlope, quelques artistes plus ou moins célèbres, dont Giacometti et Albert Béguin, directeur de la revue Esprit, qu’elle épouse en 1929. Avec lui, l’air devient plus enivrant. La petite fermière découvre la littérature, les voyages, se met à écrire (romans, poésies, articles). Cette fille de la campagne, fidèle à ses racines, n’accepte pas la France de Vichy, malgré le slogan du Maréchal Pétain : « La terre, elle, ne ment pas ». Courageuse, elle participe à la Résistance. Séparée de son mari à la fin des années 1950, elle revient s’installer en Berry. Elle y meurt en 1985, totalement oubliée. Son dernier roman, écrit à Saint-Chartier, département de l’Indre, Le temps d’apprendre à vivre, est largement autobiographique, comme l’ensemble de son œuvre (neuf romans).
A lire aussi, Olivier Rey: La boîte du bouquiniste
Élisabeth (1946) n’échappe pas aux fragments autobiographiques. Débuté à l’été 1939, où l’on redoute d’entendre le tocsin annoncer la nouvelle guerre, on y retrouve le désenchantement d’une génération, celle des jeunes écrivains partisans d’un réalisme chrétien. L’héroïne est éprise de liberté, elle cherche à quitter le milieu familial oppressant, sans toutefois rompre avec la beauté du rythme des saisons où l’on peut déceler, si l’on est attentif, un ordre supérieur. C’est alors que l’auteure apprend la mort subite de son père. Dans le roman, elle ne peut se résoudre à le dépeindre d’une manière réaliste. Elle doit en magnifier la figure. Pourtant, dans une lettre à Albert Béguin, citée dans la préface à l’édition de 2024, elle avoue : « (…) depuis que j’ai quitté ma grand-mère je suis seule au monde, depuis l’âge de 7 ans – j’ai vécu sans une caresse, ni une bonne parole de mon père. Je peux continuer, j’ai souffert de ses méchancetés, je peux souffrir de celles des autres. » Dans le roman, Élisabeth raconte le départ pour la capitale. Le père refuse de l’accompagner à la gare. Sa belle-mère lui crie : « S’il meurt, je te tue. » Comme le souligne le préfacier, Renan Prévot, à propos de l’attitude de Raymonde Vincent, « il faudra attendre les années 1970 pour qu’elle revienne sur les mêmes faits et prolonge en quelque sorte le roman d’une nouvelle, Le Père. » Nouvelle inédite à découvrir à la fin de l’ouvrage réédité. On retrouve ici la douleur d’une jeune femme qui refuse que s’efface le paradis de l’enfance. La disparition du père, même mauvais, symbolise ce déchirement. Les amis de son époux ne l’impressionnent pas. Ils ont beau se nommer, Aragon, Giraudoux, Bernanos, son instinct religieux la pousse à trouver refuge dans les replis de sa mémoire. Et l’univers romanesque permet la reconstitution du jardin de ses souvenirs. C’est pour cela qu’il faut lire Élisabeth, à l’ombre d’un châtaignier, en écoutant le chant de la grive, l’été. Extrait, ne serait-ce que pour la précision du style : « Une lumière réapparue, basse, planquée, assombrie par les lignes de forêts alentour des champs, de lourds rideaux immobiles où se dégageait tout à coup un passage merveilleusement familier, celui de la route des sous-bois, vers les ‘’Reculées’’. Les branches basses baignaient dans l’eau claire des rigoles, des cailloux délavés. » Ou encore : « Dans le paysage encore frappant de fidélité, se confondit à l’égouttement des arbres, la clameur désespérée des gens, une foule compacte, dissolue entre la supplication et la malédiction. »
Certaines pages d’Élisabeth rappellent celles de La terre qui meurt (1899), de René Bazin, le tragique en moins. C’est en tout cas un beau roman, revenu des limbes, décrivant la nature qui sauve et élève.
Raymonde Vincent, Élisabeth, suivi de Le Père (inédit), collection « Les pages oubliées », Le Passeur Éditeur.
L’article Au non du père est apparu en premier sur Causeur.