De nombreux articles évoquent en ce moment les difficultés auxquelles sont de plus en plus souvent confrontés les artistes et, d’une manière générale, les professionnels du monde dit de la culture. Auteurs, musiciens et traducteurs se voient en effet de plus en plus régulièrement remplacés par des machines informatiques. Ils ne sont pas les seuls à s’inquiéter. L’IA n’en est qu’à ses débuts et se développe exponentiellement. Pour le meilleur et pour le pire, rien ne semble pouvoir échapper à son emprise – face au techno-monde qui prend forme sous nos yeux, réfléchir sur la possible Obsolescence de l’homme (1) est devenue une nécessité.
Dans Le Figaro, le maire de Cannes, David Lisnard, explique avoir été passablement énervé par les réponses technocratiques et démagogiques d’Emmanuel Macron aux questions d’une journaliste du magazine Elle sur ce qu’il appelle le « réarmement démographique » : d’abord, une allégation saugrenue, hors-sujet mais censée complaire au lectorat féministe du magazine féminin, à propos de la ménopause : « Si les hommes y étaient confrontés, ce sujet aurait été traité bien plus rapidement ». Ensuite, à propos de la GPA, un exercice de « ni pour, ni contre » relevant d’un « en-même-tempisme » de la plus belle eau. Enfin, sur la PMA, un délire technico-médical reposant sur le projet d’un « grand plan contre l’infertilité » devant inclure un « check-up fertilité » avec « bilan complet, spermogramme, réserve ovarienne » pour tous les citoyens âgés de 20 ans. Sur des sujets aussi importants que la famille et la venue au monde d’un enfant, Emmanuel Macron nous sert une fois de plus un gloubi-boulga indigeste, fruit d’une conception de la vie ne reposant que sur des processus technocratiques et utilitaristes : « Sur le fond, écrit David Lisnard, l’énarque en arrive donc même à technocratiser ce qui fait la grandeur et le mystère de la vie. » Dans le but de comparer les réponses, David Lisnard a posé les mêmes questions que la journaliste d’Elle à… ChatGPT. Pour relancer la natalité, la machine a proposé cinq points précis englobant des incitations financières aux familles, une amélioration en nombre et en qualité des crèches et des centres de santé maternelle et infantile, ainsi que… la promotion d’une culture favorable à la famille et d’une vision positive de la famille. [Cette dernière proposition ne sera sûrement pas du goût de Sonia Devillers – IA ou pas, ça sent quand même son maréchal Pétain à plein nez cette histoire-là.] Finalement, ChatGPT assure que, « en combinant ces différentes mesures, il est possible de créer un environnement favorable à la natalité et d’encourager les couples à avoir des enfants. » Et David Lisnard de conclure ironiquement son article : « L’IA, plus complète et plus humaine que l’ENA ! »
Il y a à peine un mois, deux photos de la chanteuse américaine Katy Perry la montrant dans ses plus beaux atours lors du Met Gala – une robe sublime avec décolleté profond sur l’une, un corset cuivré surplombant une jupe à fleurs sur l’autre – sont parues sur le compte Instagram de ladite chanteuse et ont comblé de joie sa mère qui s’est empressée de lui envoyer un message pour la féliciter. Problème : Katy Perry n’était pas au Met Gala. Ces deux images, crées par une IA et postées sur les réseaux sociaux par Dieu sait qui, ont trompé tout le monde, et il a fallu un démenti officiel de la chanteuse pour que soit rétablie la vérité. Une question demeure : est-ce bien Katy Perry qui a écrit ce démenti ?
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Récemment, des chercheurs de l’université de San Diego (Californie) ont posé à ChatGPT des questions postées par des patients sur des forums de discussion en ligne puis ont comparé ses réponses à celles données par des médecins de différentes spécialités (pédiatrie, gériatrie, médecine générale, etc.) Résultat : les réponses fournies par ChatGPT se sont révélées de meilleure qualité et plus empathiques que celles des professionnels de santé et les patients les ont préférées à celles des médecins dans 78 % des cas. Par ailleurs, à la place de spécialistes en chair et en os, des robots conversationnels commencent à être utilisés aux États-Unis dans le cadre de consultations psychiatriques et psychothérapeutiques, à la grande satisfaction, paraît-il, des utilisateurs. Les professions juridiques se voient elles aussi bousculées par l’IA et il est prévu dans les prochaines décennies une baisse conséquente des embauches dans les cabinets d’avocats. Il en va de même pour tous les métiers liés à l’éducation scolaire, au journalisme, aux services publics, etc. En fait, il en va de même pour toutes les activités humaines.
Les hommes sont-ils en passe de devenir… obsolètes ? « Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes. » Günther Anders (2).
Les Obsolètes(3). C’est justement le titre du dernier roman d’Alexis Legayet, auteur de plusieurs autres « fictions romanesques à tendance loufoïde » que j’ai eu le plaisir de louer dans ces colonnes. L’histoire débute ainsi : un éditeur attend avec impatience le dessin de couverture d’un livre prêt à paraître. Malheureusement, Olivier Paskotte, le dessinateur, est un cossard peu inspiré qui trouve toujours une excuse – de ce côté-là il ne manque pas d’imagination – pour expliquer son retard. Après chaque relance, l’éditeur Pascal Dupain reçoit un mail d’Olivier Paskotte : « Dans ta boîte, tout à l’heure ». Puis… plus rien pendant plusieurs jours. Excédé, Pascal Dupain cherche conseil auprès d’un ami qui le met alors sur la piste de… l’IA. L’IA ? L’éditeur ne croit pas qu’une « machine sans cervelle » puisse remplacer un dessinateur, même « moyen de gamme » comme l’est Olivier Paskotte. Pourtant, un énième coup de fil de ce dernier racontant une histoire abracadabrantesque pour justifier un nouveau retard le décide : « Les dents serrées, Dupain tapa alors “générateur d’images” sur son moteur de recherche. » Quelques minutes plus tard, pour quelques euros, la machine pond un dessin qui semble « sorti des mains de Milo Manara » et comble de bonheur Pascal Dupain qui est, ce jour-là, vraiment verni : sa collaboratrice vient de lire le manuscrit envoyé par un écrivain – le « Philip K. Dick du XXIe siècle », selon elle – en quête d’une maison d’édition. Gare aux chats !, le livre de ce nouveau génie, est publié par Dupain et connaît un énorme succès. Mais… qui a réellement écrit ce best-seller ? Nous ne sommes qu’au tout début d’une histoire à rebondissements tout à la fois drôles et inquiétants, histoire au cours de laquelle nous ferons la connaissance du sirupeux critique littéraire Félicien Traquenard, du transécrivain togolais Marguerit.e Dagodo, du philosophe Ralf Beethoven et du petit-fils de Michel Serres, le très progressiste Kevin, ivre de bonheur à l’idée d’expérimenter « cette ère parfaite et merveilleuse où la vie tout entière deviendra un loisir, un loisir connecté, augmenté par les merveilleuses IA, au service de l’humanité ! » Alexis Legayet s’amuse à décrire des situations cocasses, loufoques, extravagantes derrière lesquelles nous entrevoyons les potentiels bouleversements dus à l’inéluctable essor de l’IA, le premier d’entre eux étant la raréfaction, voire la totale disparition des êtres humains dans de nombreuses activités et leur remplacement par des « êtres numériques aux performances époustouflantes ». L’IA fait partie intégrante de ce que l’historien et sociologue Jacques Ellul, cité en exergue du roman, nommait Le Système technicien (4), système dans lequel des processus techniques issus de la « puissance informatique » prennent le pas sur l’activité humaine en s’immisçant dans tous les éléments du corps social ainsi que dans tous les actes de la vie, jusqu’aux plus intimes, de la naissance à la mort, laissant augurer, selon Ellul, une « dictature technicienne abstraite et bienfaitrice beaucoup plus totalitaire que les précédentes ».
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Un roman, écrit par un romancier et non par une machine, et décrivant, avec beaucoup d’ironie et d’humour, les changements profonds du monde actuel et leurs conséquences sur l’avenir de l’humanité, c’est la preuve que les hommes n’ont pas encore été totalement « remplacés » partout. Il n’empêche, un sentiment schopenhauerien contraint l’homme intranquille à entrevoir l’avenir avec les lunettes du pessimiste qui ne se demande plus si l’humanité court véritablement les plus grands risquesd’une transformation irréversible, mais quand adviendra le point de non-retour, le passage définitif vers le monde de l’oubli et du néant. Bien entendu, l’homme ne va disparaître du jour au lendemain. Mais, déraciné et dépossédé de son âme et de son esprit créateur, il sera bientôt méconnaissable. Pucé, « augmenté », connecté intégralement à des jeux vidéos, des séries Netflix ou des « programmes » issus de l’IA, relié continuellement à des objets communicationnels ne propageant rien d’autre que les tristes résultats de l’anéantissement de la pensée, soumis à une surenchère technologique le privant de ses facultés intellectuelles et spirituelles tout en le surveillant, son destin semble tout tracé. Il est celui d’une toute nouvelle espèce de créatures « monitorées » du début à la fin de leur existence, asservies à une ingénierie technicienne surpuissante mise au service d’un contrôle social directif, permanent et coercitif, sans autre mémoire que celle du réseau informatique, sans autre désir que celui de durer éternellement au sein du système technicien.
C’est sur ce sujet sombre aux perspectives funestes que l’auteur des Obsolètes parvient à arracher un rire salvateur au lecteur averti. « Le seul enjeu littéraire qui vaille aujourd’hui, écrivait Philippe Muray il y a vingt ans, est celui qui permet de ridiculiser le réel actuel » et de « nous faire détester l’an 3000 ». Au fil de ses romans, Alexis Legayet s’acquitte parfaitement de cette tâche salutaire.
290 pages.
(1) Alexis Legayet, Les Obsolètes, Éditions La mouette de Minerve.
(2) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances.
(3) Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Éditions Fario.
(4) Jacques Ellul, Le Système technicien, Éditions Le cherche midi.
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