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Le coup d’État perpétré par Augusto Pinochet le 11 septembre 1973 contre le gouvernement d’Unité Populaire (UP) dirigé par Salvador Allende est un cas emblématique de répression d’une expérience démocratique radicale, avec le soutien de puissances étrangères, économiques et politiques de la droite conservatrice. Ce type de répression s’inscrit dans une histoire longue et mondiale, celle visant les contre-pouvoirs révolutionnaires se distinguant de l’orthodoxie politique et économique. À l’instar de la répression des révoltes parisiennes de juin 1848, des massacres de communards en 1871, de l’étouffement des grèves insurrectionnelles des années 1880 en Belgique, de l’écrasement des Spartakistes allemands en 1919, des guerres civiles en URSS de 1917 à 1921, du renversement du Front populaire espagnol (1936-1939), mais plus encore dans la lignée du massacre des ouvriers grévistes à Iquique en 1907, de la déstabilisation de la révolution cubaine de 1959 et du massacre de Puerto Montt en 1969 à Santiago, la dictature et la répression chiliennes (1973-1989) viennent étouffer une révolte populaire d’ampleur.
Certes cet événement historique est à situer dans le contexte sud-américain, qui connaît une croissance inédite de coups d’État et de prises de pouvoir dictatoriaux dans les décennies 1960-1970 (Brésil, Argentine et Uruguay notamment), mais il est fondamental d’inscrire ce processus dans une histoire longue et mondiale. Celle-ci mobilise une mémoire sociale, un arrière-fond politique et des référents affectifs dépassant largement les frontières de l’Amérique latine. En effet, l’expérience chilienne de l’Unité Populaire (1970-1973) occupe, dans un pays fortement tourné vers l’Occident, l’attention du monde entier, mobilisant symboliquement et affectivement tout l’héritage philosophique et politique européen ainsi que la mémoire des crimes fascistes. Plus encore, de nombreuses multinationales et puissances étrangères vont s’immiscer dans l’agitation anti-communiste visant à destituer Allende, dont les États-Unis et le Vatican – des mouvances politiques d’autres pays soutiendront également la junte de Pinochet.
Cependant, il ne faudrait pas non plus reproduire un regard occidentalo-centré sur une réalité chilienne extrêmement particulière sur le plan politique, social et économique. Comme le montrent très justement les archives vidéos de la SONUMA que cet ouvrage mobilise, notamment le reportage Compañeros de Raoul Goulard (1972), le concept même de socialisme est très différent au Chili qu’en Europe occidentale, tout autant qu’en ex-URSS. De nombreux militants et militantes interrogés dans ce documentaire mettent en exergue la grande singularité qui caractérise le Chili et la voie légale vers le socialisme que le pays privilégie de 1970 à 1973.
Plusieurs documents originaux au statut divers seront mobilisés pour étoffer les interprétations de cet ouvrage, qui se veut singulier par le recours à ces documents. Premièrement, les affiches récoltées par Sergio Poblete (militaire et Secrétaire d’État sous Allende) et réunies dans le fonds privé de sa fille Monica Cantillana Poblete, permettront d’éclairer à rebours le moment politique des années 1970-1973. Elles sont l’œuvre de la diaspora chilienne exilée, comme les Poblete, à la suite du coup d’État de Pinochet. Deuxièmement, le roman graphique Le Temps des humbles de Désirée et Alain Frappier (Steinkis, 2020) sera analysé dans ses composantes historiques, politiques mais surtout esthétiques et littéraires. Cet ouvrage résonne tout particulièrement avec notre conception d’une mémoire non antiquaire mais vivante. Cette mémoire mobilise la dimension littéraire et la reconstruction rétrospective toujours à l’œuvre dans les témoignages (non moins intéressants que l’archive historique). Enfin, plusieurs créations artistiques soutiendront nos analyses, comme les romans de Luis Sepúlveda, les chants populaires du groupe Quilapayún ainsi que diverses œuvres de Pablo Neruda et d’autres auteurs inspirés ou concernés par les faits historiques étudiés.