Almodovar ne rit plus. Depuis Douleur et gloire (2019) où Banderas, son ancien acteur fétiche, campait comme en miroir les tourments d’un cinéaste en bout de course, Madres paralelas (2021) qui exhumait les cadavres de la guerre civile espagnole pour fouailler les énigmes de la filiation, le génial Madrilène porté par la movida se place définitivement dans le compte à rebours : il couche désormais dans La chambre d’à côté, celle de la mort.
Lui qui avait tellement reproché à son cher Antonio Banderas de sacrifier son talent à une carrière américaine, franchit à son tour le Rubicon pour rallier à cet opus, tourné outre-Atlantique, aux côtés de l’impérissable Julianne Moore l’actrice britannique Tilda Swinton (à laquelle il avait confié le rôle de La Voix humaine il y a quatre ans, dans un court métrage presque expérimental).
Julianne Moore incarne ici Ingrid, auteur à succès qui, un matin où elle dédicace son dernier bouquin à une file de fans dans une librairie new-yorkaise, apprend par hasard que Martha (Tilda Swinton, justement), sa vieille copine perdue de vue, célèbre correspondante de guerre avec qui elle a, entre autres choses, partagé jadis un amant, est à l’article de la mort – cancer du col de l’utérus au stade 3, ça ne pardonne pas.
Voilà donc Ingrid qui, émue et secourable, renoue avec Martha, lui rend visite à l’hosto entre deux chimios, la laisse blablater indéfiniment sur le passé (ses ex, ses aventures, sa maternité, sa rupture avec sa fille désormais adulte…) : champ-contre champ en huis-clos entre ces deux femmes, grevé de flash-back dans une manière de sitcom un peu cheap, quasi parodique – comme si Pedro ironisait sur ce pathos.
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Les choses changent quand Martha confie à Ingrid qu’elle s’est procurée sur le darkweb la pilule qui va mettre un terme à ses souffrances, au moment pile qu’elle aura choisi. Dans cette perspective, elle a loué à grands frais pour un mois une luxueuse maison d’architecte, isolée en pleine forêt, non loin de Woodstock, et demande donc à sa copine de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. À partir de là s’installe, dans le vase clos de cette villégiature haut-de-gamme, un nirvana agreste, poétique, dont l’issue fatale est l’horizon d’attente. Sur quoi la superbe partition à cordes du compositeur attitré d’Almodovar, Alberto Iglesias, pose en continu un nappage mélodique qui renvoie à l’esthétique classique de Hollywood.
On est moins convaincu par les échappées qui, dans le dernier tiers du film, convoquent transitoirement quelques comparses : tel cet ancien amant, sous les traits de John Turturro, qu’on verra pontifier, attablé dans un café, sur les complots supposément ourdis par une extrême droite vendue au libéralisme économique et fomentant l’ apocalypse climatique ; ou encore ce coach bien bâti et idéalement photogénique qui, campé par une star transalpine des réseaux, Alvise Rigo, se met gentiment à l’écoute d’Ingrid, entre deux exercices de sautillements (Occasion, entre parenthèses, d’une flèche bien sentie contre le péril du puritanisme procédurier qui dissuade aujourd’hui du moindre contact physique entre un prof de gym et son élève).
Plaidoyer en faveur de l’euthanasie ? La chambre d’à côté, adapté d’un livre de Sigrid Nunez intitulé Quel est donc ton tourment ? (que votre serviteur n’a pas lu), approche la question avec gravité. Très loin du mélodrame, de la loi du désir et du labyrinthe des passions, imprescriptibles marques de fabrique d’Almodovar pendant tant d’années. Au dénouement du film, l’enquête de police qui confronte Ingrid/ Julianne Moore à un inspecteur très intrusif jette un jour glaçant sur cette nouvelle Inquisition qui prétend régenter nos choix les plus intimes.
Viscéralement incroyant, Almodovar semble au moins prêter au trépas une vertu réconciliatrice : le miracle de la palette graphique ressuscite le sosie rajeuni de Tilda Swinton, laquelle prête son propre visage savamment lifté à la fille de la défunte Martha, réunie in fine à sa mère par la mort. Ainsi soit-il.
La chambre d’à côté. Film de Pedro Almodovar. Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro… Etats-Unis/Espagne, couleur, 2024. Durée: 1h47.
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