Il y a les billets qu’on écrit quand la mort vient quasiment de frapper. Alain Delon nous a quittés le 18 août 2024 et le lendemain j’ai publié : « Alain Delon n’était pas que beau« .
Plus de quatre mois ont passé depuis. Sortis de l’immédiateté, la nostalgie s’approfondit, le portrait s’affine et la réflexion se complexifie.
J’ai lu une remarquable et très détaillée biographie d’Alain Delon, Alain Delon – Un destin français, par Philippe Durant. C’est elle qui m’a donné envie de revenir sur la destinée de Delon, tant elle est riche et éclairante sur l’homme et l’immense acteur. Un parcours avec ses ombres et ses lumières, surtout avec sa singularité, qui en a fait le dernier monstre sacré du cinéma français.
Qu’on l’ait aimé au-delà de toute mesure ou qu’on l’ait détesté, sa marque fondamentale était qu’il ne laissait personne indifférent. Il traversait l’histoire des gens, hommes et femmes, qu’il croisait, connaissait, appréciait, soutenait ou admirait, en apposant sur eux, pour le pire comme pour le meilleur, une trace indélébile. Peu d’êtres jouissent d’un tel sombre et magnifique privilège.
Jamais guéri d’une enfance chaotique, blessé par le sentiment de n’avoir pas été assez aimé, formé et durci par son expérience militaire en Indochine, impétueux, transgressif et peu discipliné dans ses jeunes années, il a découvert le cinéma par hasard, sans véritable vocation, en y étant conduit par son incroyable beauté qui lui ouvrait toutes les portes, séduisant tous ceux qui rencontraient son chemin et avaient, très vite, l’intuition qu’il serait un acteur hors du commun. Je songe notamment, à Edwige Feuillère et Bernard Blier qui ont aussitôt compris.
Il aurait pu s’engager sur cette voie royale et confortable, comptant sur son apparence unique et se laissant aller dans des œuvres loin d’être impérissables. Mais il a su, par volonté et grâce à la conscience de mériter mieux et de devoir aller plus haut, au firmament de l’art, s’arracher à cette facilité. Usant de certaines personnalités comme de maîtres ou de pères – notamment René Clément, Luchino Visconti et Jean-Pierre Melville -, il a tout appris d’elles, s’est cultivé, s’est formé le goût, a, sous leur égide, offert dans des créations de très haut niveau, des prestations inoubliables. Plein Soleil, Rocco et ses frères, le Guépard, Monsieur Klein, la Piscine où il a retrouvé Romy Schneider, la femme mythique, passionnément aimée, jamais oubliée, et redonné un élan décisif à cette actrice à la fois superbe et fragile.
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Producteur, il a été le maître d’œuvre exclusif de Borsalino, avec Jean-Paul Belmondo, son très amical rival à l’époque dans le panthéon du cinéma français.
Il serait absurde de dépouiller Alain Delon de tout ce que sa destinée a aussi charrié de trouble. Il n’a jamais transigé sur ses amitiés et délétères ou non, il leur est demeuré fidèle, dans les bons comme dans les mauvais jours. À cause de cette propension à ne jamais lâcher personne, il a dû assumer un incroyable chemin de croix judiciaire – l’affaire Markovic dont on a appris plus tard que ses instigateurs n’avaient eu pour but que d’empêcher la candidature présidentielle de Georges Pompidou.
Mais quel caractère, quel tempérament, quelles dispositions contrastées !
Charmeur, sensible, susceptible, autoritaire, délicat, généreux, entier, reconnaissant, exigeant, perfectionniste, obsessionnel, orgueilleux, modeste face aux rares qu’il respecte et admire, patriote et gaulliste, sans concession sur ses valeurs et sur la conscience professionnelle, impitoyable à l’égard de ceux qui l’ont déçu, fidèle en amitié mais jamais en amour, dur avec sa progéniture, misanthrope au fil des années, solitaire, sarcastique sur le présent, magnifiant le passé dont il était le centre, un homme qui a vieilli diminué mais gardant son apparence fière et altière. Sa mort fut un choc pour tous.
132 jours après, son absence brille autant que sa présence éblouissait hier.
884 pages.
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