L’imaginaire de la ruine est confronté, en 2024, à l’épouvantable réalité des apocalypses urbaines. Difficile de poétiser, dans le sillage du peintre Hubert Robert, quand s’offre quotidiennement à nous l’image térébrante de cités réduites à l’état de squelette. Le duo de photographes formé par Yves Marchand et Romain Meffre explore depuis plus de vingt ans la mélancolie de ces désastres sans frontières. Ils se sont fait connaître par leur travail à la chambre, illustrant, dans la tradition technique des grands maîtres, la déréliction de Detroit, cette ancienne capitale étasunienne de l’automobile dont la crise économique de 2008 a signé l’arrêt de mort. Par la suite, passant de l’île fantôme japonaise de Gunkan-Jima à Budapest, Marchand et Meffre ont patiemment documenté nombre de sites désertés ou promis à la démolition, ou encore ces édifices remarquables que certains programmes de rénovation ont voué à une improbable dénaturation, tels l’Hôtel-Dieu de Lyon ou la Samaritaine à Paris.
Paris en ruine ? On n’y est pas encore, malgré les offensives en vert-de-gris de la maire Hidalgo, si impatiente de transformer la capitale en forêt vierge. En prolongement de l’exposition de nos photographes, « Les Ruines de Paris », les éditions Albin Michel publient un beau livre au titre homonyme, lequel reproduit, en doubles pages, les quelque soixante tirages accrochés aux cimaises de la galerie Polka.
Non point « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! » mais, assisté de l’intelligence artificielle (ChatGPT et Midjourney), un Paris dystopique, spectral, pétrifié, veuf de toute présence humaine, rendu à la vie végétative et silencieuse d’un cimetière. Les images spectaculaires d’Yves Marchand et Romain Meffre renvoient moins à la science-fiction qu’à la rêverie picturale qui sourdait de la peinture académique quand elle s’avisait de hanter les vestiges de l’Antiquité.
Figé dans la mort telle une autre Pompéi, leur Paris virtuel ne doit pas son anéantissement à quelque catastrophe naturelle : son esseulement lépreux, buissonneux, fracturé, semble venir de plus loin – du funeste écoulement des siècles, peut-être. Une végétation invasive s’est insinuée dans la pierre de taille, le fleuve sorti de son lit nappe l’asphalte envahi de joncs ou d’herbes folles… Et plus âme qui vive ! Mais rien dans ces aires à l’abandon, dans ces jachères qui s’éternisent ne paraît suggérer la survenue d’un fléau récent, d’un siège ou d’une mise à sac qui auraient mis en fuite ou décimé les habitants de la défunte Ville lumière.
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » L’oracle valéryen résonne sur Les Ruines de Paris. Tour Montparnasse éventrée ; pont Alexandre III pris dans la touffeur d’une jungle verdâtre ; arche de La Défense maculée de coulures érugineuses ; vestiges d’une tour Eiffel entaillée dans le no man’s land d’un Champ-de-Mars où – trait d’ironie raillant la saga de la piétonnisation de Paris ? – gît un essaim d’épaves automobiles ; musée d’Orsay déshabillé de ses chefs-d’œuvre et dont le sol est constellé de paperasse ; pyramide de Pei brisée comme une coupe de cristal ; obélisque de Louxor assailli de plantes grimpantes sur une place de la Concorde dévorée par la sève sylvestre – encore un vœu municipal exaucé ? – ; lavomatiques, clubs de gym, boutiques, brasseries, terrasses de café, tous laissés dans leur ultime état de service ; quartiers haussmanniens vacants, comme atteints d’agoraphobie ; Notre-Dame sous l’emprise de la flore telle un nouvel Angkor Vat… L’image la plus saisissante d’entre toutes est la place de l’Étoile changée en plaine embroussaillée, cernée de grands arbres, et au centre de laquelle l’Arc de triomphe, comme absorbé par la terre, se hérisse de pousses sauvages !
Une singulière poésie émane de ces sites dévastés par l’uchronie. Elle est saluée par le talent de plume du jeune écrivain Nathan Devers, dans le texte critique qui accompagne cet album : « Désormais, écrit-il, le photographe n’est plus sommé d’éterniser l’instant, d’archiver ce qui est déjà là, d’enregistrer ce qui défile derrière son objectif. À condition d’étendre ses outils, de solliciter cette nouvelle technique [l’IA], il peut figurer les possibles qui se cachent dans chaque chose. Et sa palette s’étend. Elle embrasse un deuxième horizon, plus puissant que celui de la mer : la perspective de la futurition. Avec cette émancipation, la photographie cesse d’être l’art de l’effectif. Elle embrasse le point de vue de la ruine, de l’absence qui restera de nous. »
Comme un Paris fantôme surgi de nos songes.
À lire
Les Ruines de Paris, photographies de Yves Marchand et Romain Meffre, texte de Nathan Devers, Albin-Michel, 2024.
À voir
« Les Ruines de Paris », Galerie Polka, 14, rue des Jardins-Saint-Paul, 75004 Paris. Jusqu’au 18 janvier 2025.
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