François-Xavier Bieuville l’assure : si Météo France considérait la trajectoire cyclonique possible, lui l’a considérée comme "certaine". Façon, pour le préfet de Mayotte, de balayer le procès en impréparation, intenté par certains élus locaux alors que le 101e département français, le plus pauvre de France, est en proie à de grandes difficultés structurelles et humaines.
"90 % du territoire a été impacté de façon lourde, tant dans les infrastructures publiques que privées. Quand vous n’avez plus d’hôpital, de préfecture, plus de poste de secours, plus de commissariat de police, plus de gendarmerie, plus d’école, plus de mairies, entendre les critiques sur la réactivité n’est pas mon sujet", dit-il à L’Express.
L’Express : Vous effectuez actuellement une tournée des communes de l’île. Quelles difficultés vous ont été signalées par les habitants ?
François-Xavier Bieuville : J’ai commencé cette tournée la semaine dernière, sillonnant d’abord l’ouest de l’île, du nord au sud, de Mtsamboro jusqu’à Kani-Kéli. J’ai promis à ce moment de renouveler l’initiative chaque semaine pour maintenir un contact régulier avec les maires. Nous entrons aujourd’hui dans une phase d’amélioration, bien que la situation des 17 communes de Mayotte reste très disparate. Certaines localités sur lesquelles les vents ont soufflé le plus violemment demeurent très isolées, comme à Mtsamboro, Acoua et M’Tsangamouji, au nord du territoire. Dans ce type de communes où les infrastructures d’électricité, d’eau et de téléphonie ont été détériorées, nous menons une course contre la montre, pour rompre l’isolement, apporter de la nourriture, l’eau, et rétablir les fonctions vitales. Voilà nos chantiers d’urgence.
Quel pourcentage du territoire est raccordé à l’eau et à l’électricité ?
A ce stade, 40 % du territoire est raccordé à l’électricité, mais cette donnée ne veut pas dire grand-chose car les situations sont très disparates. Par exemple, Chirongui [NDLR : dans le sud de l’île] est reliée à 83 % tandis que les trois communes du nord citées plus haut le sont à 0 %, puisque la ligne à haute tension a été totalement dégradée. La situation est similaire pour l’eau : je peux vous dire que 50 % du territoire en a retrouvé, bien qu’un certain nombre de communes, dont certains villages qui les composent, en sont toujours dépourvus. Nous mettons donc en place des moyens de substitution, livrant quotidiennement 100 000 litres d’eau dans ce territoire de 320 000 personnes, ou en installant des citernes dans certains quartiers.
Y a-t-il aujourd’hui un risque épidémique à Mayotte ?
Nous y sommes très attentifs. Depuis le début du cyclone, les déchets s’amoncellent dans les communes. Nous avons lancé avec le syndicat de collecte et de traite un plan d’urgence : j’ai demandé aux maires de rassembler ces déchets sur un lieu unique pour faciliter la collecte tandis que dans le même temps, les services de l’Etat déploient des solutions de dératisation pour éviter la prolifération de rats, et à travers eux d’un certain nombre de maladies.
Nous sommes aussi en saison de pluies, l’eau stagne et nous devons, par conséquent, faire attention à toutes les autres maladies liées aux moustiques comme le chikungunya ou la dengue. Enfin, d’avril à septembre dernier, Mayotte a connu une période maîtrisée de choléra. Nous n’avons pas de cas avéré pour le moment, mais l’Agence régionale de santé est sur le pied de guerre pour éviter que cette prolifération puisse survenir.
Comment assurer la continuité de l’Etat après le cyclone, dans ce contexte local d’ordinaire marqué par de grandes difficultés structurelles ?
Les deux sites de la Préfecture ont été détruits, il faut donc fonctionner en mode dégradé et avec agilité. Mais cela est actuellement possible avec l’énergie, la volonté et l’engagement des fonctionnaires. J’ai autour de moi des services de l’Etat qui n’ont failli dans aucun domaine, malgré des conditions de travail extrêmement précaires. Je salue le travail exemplaire et courageux de la police et de la gendarmerie, engagées dans la protection de la population ; la résilience des pompiers et des services hospitaliers qui, malgré les difficultés, restent à leur poste de travail ; le travail des fonctionnaires de l’action sociale et de l’action d’urgence, dans les domaines de l’agriculture et de la forêt… Je suis fier d’être le préfet de Mayotte à la tête de ces services de fonctionnaires d’Etat et territoriaux, qui travaillent avec le sens de l’intérêt général.
L’Etat est pourtant visé par les critiques. Certains élus locaux pointent la lenteur et la désorganisation des secours dans les bidonvilles, d’autres déplorent l’ouverture tardive de l’hôpital de campagne, une dizaine de jours après le cyclone… Que leur répondez-vous ?
Il faut comprendre que 90 % du territoire a été impacté de façon lourde, tant dans les infrastructures publiques que privées. Quand vous n’avez plus d’hôpital, de préfecture, plus de poste de secours, plus de commissariat de police, plus de gendarmerie, plus d’école, plus de mairies, entendre les critiques sur la réactivité n’est pas mon sujet. La première mission du préfet est de protéger et de secourir. Ce que je sais, c’est qu’aux premières heures après le cyclone, j’ai donné l’instruction pour que tout soit fait, dans la mesure du possible, pour porter secours à la population, dans des zones où nous ne pouvions pénétrer physiquement. Il a fallu, en même temps, organiser une chaîne sanitaire pour prendre en charge les blessés, recevoir dans les centres de secours, distinguer les urgences relatives des urgences absolues, acheminer ces dernières vers l’hôpital.
Ma deuxième mission a été de construire une chaîne logistique - pour acheminer de la nourriture et de l’eau - à partir de l’aéroport et du port dont je me suis assuré qu’ils étaient intègres dès la fin du cyclone. Le premier avion s’est posé lundi. Aujourd’hui, entre 12 et 15 avions se posent par jour en amenant du matériel et du personnel. J’essaye d’écouter les critiques quand elles sont utiles pour répondre à une situation. Je les mets de côté lorsqu’elles sont là pour entamer notre volonté. J’en témoignerai le jour venu.
Au fond, l’Etat avait-il suffisamment préparé Mayotte à ce genre d’événements ?
La prévention existe : un mois avant le cyclone, nous avons organisé un colloque pour la population au sujet des différents risques naturels. Un certain nombre de plans étaient élaborés et d’autres en cours de préparation. Dans la culture mahoraise, il y a une forme de méconnaissance du phénomène cyclonique, car Mayotte a connu peu d’épisodes similaires : le premier en 1934, puis en 1984 et ce dernier, en 2024. L’île a connu une alerte en 2019, mais le cyclone a dévié sa trajectoire trois jours avant. Dans les villages, les mosquées, les habitants m’ont expliqué qu’ils avaient beaucoup prié à l’époque, et que leurs prières avaient été exaucées. Les Mahorais ont pensé que Chido n’arriverait pas.
La nomination d'un ministre d'Etat dédié aux Outre-mers est une donnée symbolique et importante
Le 12 décembre, Météo France considérait la trajectoire cyclonique possible ; je l’ai considérée comme certaine. La préparation avec les édiles mahorais a été correcte : nous avons organisé des réunions, pour leur demander d’ouvrir des centres d’hébergement d’urgence inconditionnels - 120 centres ont été ouverts en près de vingt-quatre heures, 10 000 personnes ont été accueillies. Les plans de sauvegarde communaux ont été activés. La communication n’a jamais été rompue, en phases de gestion orange, rouge et violette.
Les débats se poursuivent autour du bilan réel des victimes du cyclone. Comment expliquez-vous cette méfiance envers les données officielles ?
J’essaye de travailler de façon rationnelle, non pas sur des "on-dit" et autres rumeurs portées par des personnes qui, souvent, n’habitent même pas à Mayotte. Aujourd’hui, le bilan humain s’élève à 39 morts - des décès déclarés à l'hôpital - même si ce chiffre est en train d’être affiné. Il y a une grande différence entre une personne décédée et une personne disparue : c’est l’absence ou la présence de dépouille mortuaire. La grande difficulté est donc de rapprocher le nombre de personnes décédées du nombre de personnes que l’on dit disparues. Et à date, je ne peux attester du nombre de disparus. Nous continuons le travail.
Quelle est votre méthodologie pour définir le nombre de personnes décédées, alors qu’une partie de la population n’est pas précisément recensée ?
Dès le surlendemain du cyclone, au gré d’un renfort, j’ai mandaté une sous-préfète à une mission d’investigation afin d’appréhender le nombre de victimes potentielles et de disparus. Elle aura la tâche d’investir tous les canaux possibles pour établir un chiffrage précis. Dont le système religieux. Nous avons reçu les témoignages de l’existence de tombes relativement fraîches, dont on peut penser qu’elles ont été creusées à la suite du cyclone - dans la tradition musulmane, pratiquée par 95 % des Mahorais, il est courant d'inhumer au plus vite les personnes décédées. On essaye également de savoir s’il y a eu beaucoup de prières mortuaires. Mais pénétrer ce milieu demeure très complexe. A la suite du cyclone, j’ai évoqué la possibilité de plusieurs centaines de morts, voire quelques milliers. C’était une possibilité, pas une probabilité. Mais je ne veux pas nourrir un quelconque fantasme : nous n’avons découvert aucun charnier.
La continuité de l’Etat a-t-elle été altérée par le remaniement ministériel ?
La phase transitoire n’a rien changé à la continuité de l’Etat. Les ministres de l’Intérieur et des Outre-mers sont restés en poste, ont géré les affaires courantes et sont demeurés, jusqu’au remaniement, mes interlocuteurs. Bruno Retailleau et François-Noël Buffet ont été immédiatement au chevet de Mayotte, et sont d’ailleurs venus très vite. J’ai deux ministres qui m’ont permis de décider, qui ont fait le nécessaire pour animer la cellule interministérielle de crise. Donc je ne me suis pas posé la question.
Les Outre-mers disposent désormais d’un ministre d’Etat en la personne de Manuel Valls - ancien Premier ministre de surcroît. Quel est le signal renvoyé à Mayotte ?
C’est une donnée symbolique et importante, qui réhausse la place des Outre-mers dans la perception politique actuelle. La Nouvelle-Calédonie bien sûr, la Martinique et puis Mayotte désormais sortent de crises certes différentes, mais symptomatiques de l’importance de ces défis. Avoir un ministre d’Etat en position forte prouve que l’un des grands enjeux du gouvernement sera de redéployer ces territoires dans la République.