À chaque fois qu’une crise économique éclate et engendre en cascade une crise politique, deux choses sont certaines : le soleil va se lever le lendemain, et des langues fourchues des cercles politiques et médiatiques vont sortir de leur antre sombre, tel Caliban, pour distiller leur fiel sur les fonctionnaires. Cette passion triste consistant à fustiger les fonctionnaires est une obsession historique de la bourgeoisie, comme en atteste le roman médiocre de Courteline en 1892, Messieurs les ronds-de-cuir. Des figures littéraires, légères comme le parpaing, s’y moquent à longueur de pages de la prétendue faculté́ inépuisable des fonctionnaires à tirer leur flemme, en protégeant leur arrière-train par un petit coussin de cuir posé sur leur fauteuil.
Derrière les fonctionnaires, c’est bien sûr l’État qui est visé par les libéraux et les réactionnaires, dans ses prétentions à intervenir dans la sphère économique et sociale. En jetant du vitriol sur les agents de l’État, décrits comme des parasites inutiles et incompétents, c’est bien celui-ci qui est frappé d’infamie. Cette complainte antiétatique et antifonctionnaires est portée par de nombreux prophètes et oiseaux de mauvais augure, qui sont autant de figures tutélaires de la droite dure du monde occidental : Pierre Poujade, le papetier de Saint-Céré en croisade dans les années 1950 contre « l’État vampire », Margaret Thatcher, qui fera fondre les effectifs des agents publics comme de la neige sous un soleil de plomb, ou Ronald Reagan, qui diminuera le budget des administrations publiques américaines de 41 milliards, dès son arrivée au pouvoir.
D’ailleurs nul besoin d’ouvrir des archives poussiéreuses pour faire ce constat. Donald Trump, qui vient d’être réélu, souhaite tailler dans les effectifs publics de façon drastique et il a nommé Elon Musk à la tête d’une commission pour « l’efficacité gouvernementale ». Musk a annoncé la couleur : il veut renvoyer des milliers d’agents et il parle des fonctionnaires comme d’une « bureaucratie enkystée qui est une menace existentielle » pour le pays. Rien que ça ! On le voit donc, cette ritournelle est une boussole des propagandes de droite à l’échelle internationale. On ignore trop souvent que cette sale rengaine entendue en France comme un juke-box rayé fait aussi un tabac outre-Atlantique.
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Il faut souligner à quel point cette doctrine antifonctionnaires repose sur des éléments biaisés qui sont autant de caricatures. Expliquer que la France serait la championne du monde de la fonction publique en arborant comme une oriflamme le chiffre des 5,4 millions de fonctionnaires est d’une grande malhonnêteté, dès lors qu’on oublie que l’indicateur le plus pertinent est le nombre de fonctionnaires pour 1 000 habitants. Or la France de ce point de vue est largement devancée par des pays parmi les plus développés : avec ses 89 agents pour 1 000 habitants, l’Hexagone est loin derrière la Norvège (159), le Danemark (142), la Suède (138), ou encore le Canada (100). Et la Grande-Bretagne n’est pas bien loin (80). En revanche, les réactionnaires et les libéraux de tous crins passent beaucoup plus sous silence qu’en comparaison avec les pays de l’OCDE, la France paie très mal ses agents. On les comprend quand on sait que les professeurs français sont moins payés que leurs collègues slovènes, portugais ou colombiens : il est compliqué dès lors de les présenter comme des privilégiés et des nababs.
Autre baratin éculé et rabâché par les propagandistes de droite et d’extrême droite sur les services publics et leurs agents : l’efficacité amoindrie et supposée par rapport au privé. Quand la privatisation et le découpage de la compagnie des chemins de fer britanniques ont été lancés en 1996, ses thuriféraires annonçaient des trains sûrs et ponctuels. Le désastre a été tel, la British Railway est devenue un tel marasme avec ses tarifs exorbitants, ses accidents à répétition, ses retards systématiques et ses wagons fantômes qui se décrochent de la locomotive que la renationalisation vient d’être votée au Parlement et elle est soutenue par les deux tiers des Britanniques. On pourrait multiplier les exemples où la gestion publique s’est révélée plus optimale et efficace que la logique privée, à l’instar de la gestion des eaux dans les villes, où la délégation de service public vers le privé est de moins en moins majoritaire, car elle signifie souvent surcoût et facturation excessive pour les usagers.
La réalité est que les fonctionnaires, à travers leur mission de service public, défendent l’intérêt général. Leur mission est essentielle pour notre vie quotidienne, mais aussi en cas de drame et de catastrophe naturelle. Et leur absence ou leur présence insuffisante engendre à juste titre protestations et colères. Un des motifs du mouvement des gilets jaunes fut l’éloignement des services publics. Quand les inondations frappent ou que le gel paralyse les transports, ce sont les fonctionnaires territoriaux qui se lèvent à l’aube ou se couchent très tard pour des salaires bien chiches. Il y a des millions d’heures supplémentaires non payées et non récupérées par les fonctionnaires hospitaliers qui pourtant n’ont jamais cessé de veiller sur nous pendant et après le Covid. Les macronistes qui les faisaient applaudir en 2020 à vingt heures sont ceux qui, avec le ministre de la Fonction publique, Guillaume Kasbarian, en 2024, veulent leur imposer trois jours de carence sous prétexte qu’ils seraient absentéistes.
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« Jusqu’à quand enfin vas-tu abuser de notre patience ? » lance Cicéron à Catilina. On peut poser la même question à ceux qui surjouent la division des travailleurs du privé et du public, alors que la précarité progresse partout de façon transversale, tout comme le fait d’être à découvert le 5 du mois. Cette division sert les intérêts de ceux qui veulent continuer à payer au lance-pierre, à casser le Code du travail et la Sécurité sociale. Dans le climat délétère du « tous contre tous », le fonctionnaire est avec le chômeur et l’immigré une cible de choix pour ceux qui veulent faire diversion sur leurs politiques scélérates.
À dire vrai, tout syndicaliste de classe et de masse doit faire de la défense des travailleurs du privé et des fonctionnaires un impératif en toutes circonstances. Car il faut redonner à chacune et à chacun la fierté du travail. En rejetant d’un revers de main les calomnies diffusées par ceux qui veulent faire opportunément de nous tous le privilégié du voisin. Pour ma part, je mènerai cette bataille idéologique, vipère au poing, jusqu’au neuvième cercle de l’Enfer. La preuve, je publie une tribune dans les colonnes de Causeur !
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