Dans une annexe du Quai d’Orsay, un soir pluvieux de décembre, Gérard Mestrallet s’adresse à une vingtaine de dirigeants d’entreprise. Habitué à l’exercice, l’ex-PDG de Suez déroule un discours rodé, carte à l’appui. Sur cette dernière, on peut voir un tracé reliant les ports indiens de Mundra et Mumbai à celui de Marseille, et un titre, en quatre lettres : Imec. Cet acronyme anglo-saxon, pour India-Middle East-Europe Economic Corridor (Corridor économique Inde Moyen-Orient Europe), est un projet de route commerciale né il y a un peu plus d’un an en marge du sommet du G20 à New Delhi. Son objectif ? Faciliter le transport de marchandises entre les trois zones grâce à un réseau maritime et ferroviaire de plus de 4 800 kilomètres. Une version revisitée de la mythique route des Indes. Les signataires sont les Etats-Unis, la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Union européenne, l’Inde, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.
Pour donner corps à ce plan titanesque, c’est Emmanuel Macron en personne qui a mandaté Gérard Mestrallet. Et, comme aucun autre pays n’a encore désigné de représentant officiel, ce dernier se retrouve de facto l’architecte du projet. Reconverti en diplomate, l’ancien patron de 75 ans a pris la mission à bras-le-corps. Depuis près d’un an, il enchaîne les poignées de main avec ambassadeurs, membres de think tanks américains et responsables portuaires indiens. "Ce corridor n’est pas seulement un chemin de fer et des tuyaux. Il est important qu’il irrigue les zones traversées", assure Gérard Mestrallet lors d’une escale parisienne entre Riyad et Abu Dhabi.
Sur le papier, le projet ne manque pas d’atouts. Offrant un chemin alternatif à la mer Rouge, minée par la menace des houthis, il mise sur la connectivité dans le transport de marchandises, d’énergies et de données, grâce à un vaste réseau de fibre optique et de pipelines.
Au cœur de ce puzzle diplomatique, chacun suit sa partition. Courtisée par l’Occident, l’Inde voit de nouveaux marchés s’ouvrir à elle. L’Europe, le moyen de diversifier ses chaînes de valeur. Pour les Etats-Unis, l’Imec est un instrument de contournement de la Chine, une riposte aux nouvelles routes de la soie. Israël, qui n’a pas officiellement signé l’accord, souhaite aussi être de la partie. "L’Imec doit voir le jour. Pour cela, il faut que les dirigeants trouvent les bonnes incitations financières", insiste un connaisseur du dossier dans l’Etat hébreu. Les pays du Golfe, eux, veulent diversifier leurs exportations au-delà du secteur pétrolier. Seul bémol : certains d’entre eux jouent sur les deux tableaux avec Pékin, se laissant aussi tenter par une participation au corridor chinois. Une ubiquité qui n’inquiète pas Gérard Mestrallet, convaincu qu’il s’agit là d’un gage de stabilité pour la région. "Il peut être positif d’avoir des pays non alignés, comme les Emirats ou l’Arabie saoudite, qui ne choisissent pas un camp ou l’autre", confie-t-il à L’Express.
Voilà pour le schéma théorique. Mais la réalité est tout autre. Les attentats du 7 octobre 2023 en Israël et l’éclatement de la guerre à Gaza sont survenus quelques semaines après la signature de l’accord. Les réunions d’étape prévues ont été annulées, laissant l’Imec cheminer au gré de rencontres bilatérales. Et les plans pour le tronçon ferroviaire, censé traverser la péninsule Arabique jusqu’au port israélien de Haïfa, ont été mis en suspens. Les retards ne sont pas rares dans ce type d’initiatives : le Gulf Railway, un projet de chemin de fer traversant six pays du Golfe, annoncé en 2009, n’a pas encore vu le jour. "Il n’est pas nécessaire que tous les tronçons progressent de manière homogène, tempère Gérard Mestrallet. On peut imaginer que les ports indiens et du Golfe avancent plus rapidement, ce qui est le cas."
Pendant que le Moyen-Orient s’embrase, l’Inde donne un coup d’accélérateur. En septembre, elle a signé un accord avec les Emirats arabes unis pour un "corridor virtuel" destiné à fluidifier leurs échanges. En 2022, les deux pays s’étaient déjà engagés à porter leur commerce bilatéral à 100 milliards de dollars dans les cinq prochaines années. En parallèle, New Delhi poursuit les négociations de son accord de libre-échange avec l’Europe, qui durent depuis près de vingt ans. "L’Inde est plus intéressée qu’auparavant, après avoir longtemps négligé sa relation avec l’UE, essentiellement pour des raisons géopolitiques", pointe Olivier Da Lage, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Le pays le plus peuplé de la planète place progressivement ses pions. Gautam Adani, un oligarque proche du pouvoir, gère le port de Haïfa, en plus de celui de Mundra – deux nœuds essentiels du corridor. Son groupe s’est aussi associé à TotalEnergies dans un gigantesque projet de production d’hydrogène vert. Une initiative qui tombe à pic, l’hydrogène devant constituer la clé de voûte de l’Imec. De quoi ravir l’Europe, qui s’est fixé des objectifs colossaux en la matière - quelque 20 millions de tonnes d’hydrogène vert consommées en 2030 - et qui cherche des fournisseurs.
De son côté, Gérard Mestrallet prépare le terrain pour l’après-cessez-le-feu au Moyen-Orient. Avec l’espoir que cette nouvelle route commerciale contribue à la normalisation de la région, dans la lignée des accords d’Abraham de 2020. Le partenariat entre le grand port maritime de Marseille (GPMM) et son homologue saoudien Mawani signé en juin dernier arbore l’estampille Imec. "Ces accords de coopération permettent de bâtir le corridor plus rapidement que les démarches intergouvernementales, constate Hervé Martel, à la tête du port de Marseille-Fos. Il y a un fossé entre la géostratégie et la logistique."
Chez Orange, Nexans ou EDF, l’Imec est loin de faire partie des priorités. TotalEnergies y voit un projet de "très long terme". Dans la salle du Quai d’Orsay, le doute est palpable. "Comment comptez-vous transporter l’hydrogène le long de l’Arabie saoudite jusqu’à Haïfa ?" interroge un participant. "Il faut aimer l’aventure", s’amuse un autre.
Les entreprises tricolores attendent plus de détails. Au-delà du risque sécuritaire latent, des questions d’ordre pratique se posent. Quel sera le gain de temps et d’argent ? Les estimations divergent : d’après les calculs du prince saoudien Mohammed ben Salmane, l’Imec permettra de réduire la durée de transport entre l’Inde et l’Europe de trois à six jours. D’autres sources misent sur deux jours au maximum. Les points de transfert entre navires et trains constituent, en outre, un vrai défi. "Pour l’instant, il est possible que ces ruptures de charge représentent des délais supplémentaires par rapport à un passage par le canal de Suez", remarque Laurent Livolsi, professeur de sciences de gestion à l’université Aix-Marseille et spécialiste des questions logistiques.
Le flou sur la gouvernance et le financement n’aident pas. A part l’Arabie saoudite, qui a promis quelque 20 milliards de dollars, peu d’annonces chiffrées ont été faites. Côté européen, les espoirs sont tournés vers le programme "Global Gateway", qui promeut la connectivité à travers le monde, doté d’une enveloppe de 300 milliards d’euros. Mais l’accès à ces fonds n’est pas encore garanti. "Ce projet est un narratif diplomatique de l’administration Biden pour contrer celui des routes de la soie chinoises, plus qu’une promesse réelle d’investissements", tranche Jean-Loup Samaan, expert associé sur le Moyen-Orient à l’Institut Montaigne.
Lancer des études, sonder le marché, préciser les tracés : tout reste encore à faire. Et, surtout, définir un calendrier. "Même en cas d’arrêt du conflit au Moyen-Orient, la réalisation du projet prendra au moins une décennie", estime Olivier Da Lage. Des présages sur lesquels Gérard Mestrallet préfère ironiser : "Si on écoutait l’administration américaine, il faudrait tout boucler en quatre ans, le temps d’un mandat présidentiel. L’Imec s’inscrit nécessairement dans le temps long."