Si le jeune juif allemand Helmut Neustädter n’avait pas eu le flair, quelques jours après la Nuit de Cristal, de quitter sa ville natale direction Trieste pour embarquer sur un paquebot voguant vers Singapour, le nom de Helmut Newton ne serait sans doute jamais passé à la postérité. Après ces années d’errance à courir le monde – et les femmes – jusqu’à l’Australie, et tandis que parents et demi-frère ont quant à eux sauvé leur peau in extremis en fuyant vers l’Amérique du Sud, le photographe de mode retourne à son premier port d’attache : Berlin.
Nous sommes en 1959, aucun Mur ne bouche encore la perspective de la Porte de Brandebourg, décor que choisit l’artiste presque quarantenaire pour shooter ce trio de mannequins joyeuses, commande de la revue Costanze. Entre Newton et Condé Nast s’ouvre une longue histoire ; elle débute avec Adam, titre français du groupe, pour lequel il immortalise les night-clubs de la ville… Il y reviendra en 1962-1963, pour Vogue, au pied du Mur, cette fois.
Passent quatorze années sans revoir Berlin. Mais en 1977 de nouvelles commandes de magazines l’y entraînent. Au seuil des années 80 il portraiture la comédienne Hanna Schygulla ou le cinéaste Wim Wenders dans le décor fuligineux de la capitale morcelée. David Bowie, John Malkovich poseront également pour lui devant le Mur.
C’est le fil rouge de ce ‘’beau livre’’ dont le titre, Berlin Berlin, publié sous les auspices de Taschen, reprend celui d’une rétrospective célébrant les vingt ans de la Fondation Helmut Newton sise à Bahnhof Zoo, à deux pas du fameux Kurfürstendamm. L’ouvrage jalonne ainsi ce très long compagnonnage avec Berlin, qui se poursuivra jusqu’au-delà de l’an 2000, alors que Helmut Newton a franchi le cap des 80 ans. La légende d’une ville, au prisme d’un photographe de légende, en somme.
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Beaucoup de seins nus, de toisons pubiennes et de Fräulein au regard de vamp, parmi les réincarnations de Mata-Hari pour Vogue à l’Hôtel Hilton, sous les traits du modèle Brigitte Shilling, les portraits rugueux de personnages masculins, les séquences urbaines et les photos diurnes ou nocturnes d’architecture. Autant de clichés qui renvoient à ce temps dont le prude XXIème siècle est peut-être sorti : celui de la rencontre charnelle, impudique, viscérale, entre le corps et la cité.
Comme le rappelle, dans son texte conclusif, l’historien de l’art et actuel directeur de la Fondation Helmut Newton, Matthias Harder, en octobre 2001, soit trois ans avant sa mort, « Helmut Newton raconte pour la dernière fois son Berlin dans un magazine […], pêle-mêle de clichés anciens et récents […] ‘’Voyez cette ville’’, peut-on lire sur la page d’ouverture, en écho au discours de Ernst Reuter, maire de Berlin en septembre 1948, entré dans l’histoire : ‘’Vous, peuples du monde, voyez cette ville…’’ avait-il commencé devant la foule et un Reichstag en ruine, appelant à la solidarité internationale, enjoignant la population à tenir bon gré mal gré malgré des mois de blocus soviétique dans Berlin-Ouest. Des paroles devenues le porte-drapeau de Berlin-Ouest, du désir de liberté de ses habitants ». Images du désir de vivre, sous la signature du grand Helmut Newton : élégamment cartonné de noir, ce livre exhume nombre d’entre elles restées inédites, assure l’éditeur.
Berlin, Berlin. Photographies de Helmut Newton. Textes de Matthias Harder. 241p. Taschen, 2024.
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