Morvandiau est auteur de bandes dessinées, organisateur du festival rennais Périscopages et, depuis peu, docteur en arts plastiques après une thèse soutenue sous la co-direction d’Ivan Toulouse et l’historien Bertrand Tillier. Contrebande. Une cartographie de la bande dessinée alternative francophone est le livre tiré de cette dernière.
Les médias associent désormais communément bande dessinée et réel, notamment à travers l’autobiographie. Ce que Morvandiau désigne comme la « contrebande », soit « quelques individus et groupes d’auteurices devenu‧es éditeurices se sont penché‧es avec constance sur la question de l’expérimentation, du patrimoine et de la réflexion critique », est à l’origine de ce nouvel état des choses. Au début des années 2000, lorsque la bande dessinée Persépolis de Marjane Satrapi commence à connaître le succès, le contexte éditorial est encore – et est toujours, pourrait-on ajouter – dominé par le modèle franco-belge, de format album, et des séries historiques reprises par d’autres auteurs.
Tentative de cartographie
L’ambition de l’auteur-chercheur est de proposer une cartographie de cette contrebande, à la visée à la fois politique et esthétique, et en opposition à l’industrie culturelle de la bande dessinée et à la surproduction. Son étude s’étend sur une trentaine d’années. La contrebande pratique une forme de débrouille (do it yourself, culture du faire) et d’empirisme dans son fonctionnement : « Apprendre à s’organiser collectivement pour survivre et maintenir simultanément une exigence et un désir artistique constitue un chemin non dénué d’embûches ». Elle fait également preuve de réflexivité et théorise volontiers sa propre pratique. Ce faisant, la contrebande serait révélatrice de tensions au sein du monde de la bande dessinée, de la chaîne du livre, mais également internes. Son histoire témoigne plus largement des questionnements autour de la possibilité de changer (ou non) un système existant de l’intérieur.
Parmi les critères ayant conduit à la délimitation des maisons d'édition étudiées, Morvandiau retient leur petite taille – même si celle-ci est très variable au sein de la population envisagée – et le recours à un diffuseur. Trois cartes détachables permettent de prendre connaissance des acteurs identifiés. Cette étude pluridisciplinaire – empruntant théories et méthodes à la sociologie (via une vingtaine d’entretiens avec des auteurs et éditeurs), à l’histoire culturelle et aux arts plastiques – entend rendre compte de l’émergence de ces acteurs, de leur pérennisation et de leur capacité à changer la façon de faire de la bande dessinée, malgré leur manque de formation, pour la plupart, dans le domaine de l’édition.
La seconde partie du livre se penche davantage sur les œuvres issues de la contrebande. En termes d’esthétiques et de thématiques, Morvandiau relève ainsi une prédilection pour l’autobiographie, la parodie, l’expérimentation, le mauvais esprit et la réédition patrimoniale d’ancêtres oubliés. Il parle à leur propos d’une « quadruple catégorisation (théorie, expérimentation, traduction, patrimoine méconnu ou oublié) ».
Morvandiau rappelle que la contrebande n’invente pas tout, mais généralise et massifie un certain nombre de pratiques, tout en étant l’héritière d’une histoire, celle des éditions du Square ou de Futuropolis par exemple. Cette forme de bande dessinée est également dépendante de son époque et de ses luttes (altermondialisme, écologie, féminisme, etc.), qui se retrouvent en filigrane dans certains catalogues.
De 1990 à nos jours, dans l’aire francophone (Suisse, France, Belgique, Québec), il distingue deux générations de contrebandiers : la première nourrie par l’histoire de la bande dessinée, entre autres, la seconde alimentée également par la première génération. La radicalité esthétique de la nouvelle génération est moindre et moins centrée sur la bande dessinée, se révélant plus ouverte à d’autres publications, comme la littérature jeunesse.
Au-delà de l’alternative vocation/profession
Les auteurs-éditeurs (le plus souvent) de cette contrebande commencent souvent de manière bénévole, survivent la plupart de temps de manière précaire et en s’auto-exploitant. De fait, l’indépendance et l’autolimitation conditionnent leur pérennisation face à une surproduction critiquée qui complique leur existence. Attachés à l’imprimé et investissant peu le numérique, ils se considèrent comme membres d’une avant-garde, et revendiquent la bande dessinée en tant qu’art. Ils s’efforcent de se réapproprier les différentes étapes de la chaîne du livre. La dimension collective est également forte : ils se regroupent autour de festivals, de revues comme Lapin, Jade ou Ferraille, et un temps via une structure de diffusion-distribution (Le Comptoir des indépendants). Depuis 2014, la naissance du Syndicat de l’édition alternative marque l’institutionnalisation de ce mouvement.
Au regard de ses analyses, Morvandiau remet en cause l’alternative (profession/vocation) proposée par les sociologues Nathalie Heinich et Pierre-Michel Menger :
« Quand la question de l’art est réduite à un moyen de subsistance ou à une nécessité intérieure, les motivations des artistes sont systématiquement tronquées. […] Il est avéré que les membres de la contrebande s’opposent à ce qu’iels considèrent comme une mainmise globale de la pensée économique capitaliste sur le champ de la création artistique. Mais, comme nous l’avons expliqué en définissant la contrebande, il ne s’agit pas pour autant d’opter pour la posture de l’underground, qui ambitionne d’inventer un circuit complètement parallèle à la réalité du monde existant. Cette attitude subtile de la contrebande – qui consiste à déployer un langage artistique autonome, issu de frictions et d’interactions avec l’industrie et ses évolutions – nous semble précisément rendre cette discipline invisible à un débat posé dans les termes binaires des registres vocationnel OU professionnel. »
En conclusion, Morvandiau estime que les « quatre qualités d’autonomisation (esthétique, symbolique, économique et professionnelle) sont simultanément nécessaires aux maisons d’édition de la contrebande pour assurer leur propre pérennisation au sein de la chaîne du livre ». Selon lui, la contrebande combine désormais les critiques artiste et sociale repérées par Luc Boltanski et Ève Chiapello.
L’utilisation du terme « contrebande » par Morvandiau peut questionner, les personnes concernées se définissant généralement comme appartenant à l’alternative ou en tant qu’indépendants. Étant donné sa participation à cette histoire, une présentation de l’auteur en introduction aurait été utile pour mieux le situer. Bien que la structure de l’ouvrage puisse paraître déconcertante en raison de sa profusion, sa lecture est très fluide. Ces remarques n’enlèvent rien à la grande richesse du livre, qui résulte logiquement de la profonde connaissance du domaine de l’auteur. Il met en avant de manière bienvenue des éditeurs, artistes et œuvres alternatives moins connus tout en proposant des réflexions stimulantes sur ce pan passionnant de l’histoire de la bande dessinée.