Son nom est partout : plateaux télévisés, articles d’analyses, portraits fouillés… Abou Mohammad al-Jolani, 42 ans, a réussi à faire tomber le régime répressif et sanguinaire du Parti Baas, au pouvoir depuis un demi-siècle. Physiquement, il n’a pas grand-chose à voir avec celui qu’il a fait fuir jusqu’à Moscou. Au contraire de Bachar-Al Assad, lui est charpenté, arbore une barbe noire fournie et surtout un regard vif. Le leader du groupe rebelle Hayat Tahrir al-Cham (HTC), ex-branche d’Al-Qaïda en Syrie, aspire à devenir le nouvel homme fort en Syrie. "Il est de loin l’acteur le plus important sur le terrain", s’emballe Jérôme Drevon, analyste principal du djihad à l’International Crisis Group, dans le New York Times.
Pour arriver à ses fins, cet ancien membre d’Al-Qaïda sait ce qu’il lui reste à faire : lisser l’image de ses escadrons rebelles, toujours considérés comme des organisations terroristes par les Occidentaux. A coups de discours modérés doublés de la promesse d’une passation de pouvoir "pacifique" en Syrie, Abou Mohammad al-Jolani tente de faire oublier un CV chargé dans le milieu djihadiste. S’il a mis au placard les turbans et les tuniques religieuses pour séduire la communauté internationale, qui est cet homme qui semble déjà avoir eu mille vies ?
Première difficulté : son lieu de naissance est controversé. Les médias arabes oscillent entre Deraa, dans le Sud syrien, Damas, ou encore Riyad, en Arabie saoudite. L'année de sa naissance, 1982, fait cependant l'objet d'un consensus. Ses parents seraient des exilés syriens, si l’on se fie au portrait brossé par le média anglophone The New Arab. Pour nos confrères, le jeune Ahmed al-Chareh, de son vrai nom, aurait vu le jour en Arabie saoudite avant de retourner avec sa famille en Syrie à la fin des années 1980.
Il grandit à Mazé, un quartier aisé de Damas. "Dès son plus jeune âge, Jolani développe le sentiment d’être différent des autres… Son enfance disciplinée laisse peu à peu place à une personnalité rebelle", rapporte le site spécialisé Middle East Eye.
Comme son père, Ahmed al-Chareh s’intéresse à la politique et est bouleversé par la seconde intifada palestinienne - période de violences israélo-palestiniennes à partir de septembre 2000 - alors qu’il n’a que 18 ans. Un an plus tard, le jeune Syrien ne peut s’empêcher de ressentir un "sentiment de bonheur" lorsqu’il voit, sur son poste de télévision, les tours du World Trade Center s’effondrer le 11 septembre 2001. Petit à petit, celui qui voulait devenir médecin glisse vers le djihadisme : il assiste à des sermons et des tables rondes secrètes, bien loin de sa banlieue cossue.
L’invasion américaine de l’Irak en 2003 le pousse à partir à Badgad, rejoindre les rangs d’Al-Qaïda dirigé par Abou Moussab al-Zarqawi, un extrémiste spécialisé dans les attentats suicides contre les Américains mais aussi contre les chiites irakiens. Il devient un vrai djihadiste et prend le nom d’Abou Mohammad al-Jolani, en hommage à son grand-père qui aurait été déplacé du Golan après la conquête en 1967 par Israël. Du moins, c’est ce qu’il affirme. Son enrôlement au sein d’Al-Qaïda lui vaudra cinq ans dans une prison américaine en Irak, d’après les responsables américains. Ce serait à ce moment-là qu’il mûrit son projet de rentrer dans son pays d’origine.
Au début de la révolte syrienne en 2011, Abou Mohammad al-Jolani retourne en Syrie pour y fonder une branche d’Al-Qaïda, le front Al-Nosra, qui deviendra HTC. Son charisme attire les jeunes recrues. En 2013, il refuse d’être adoubé par Abou Bakr al Baghdadi, futur chef de l’EI, et lui préfère l’émir d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri. "En 2014, il a été au sommet de sa radicalité pour s’imposer face à la frange radicale de la rébellion et de l’organisation (djihadiste) Etat islamique, pour ensuite modérer ses propos", souligne à l’AFP Thomas Pierret, un spécialiste de l’islamisme en Syrie.
Abou Mohammad al-Jolani comprend que s’il veut anéantir le régime de Bachar Al-Assad, il doit devenir fréquentable. Surtout s’il veut demander de l’aide au voisin turc, prêt à fermer les yeux sur son passé si cela lui laisse le champ libre pour persécuter le peuple kurde en Syrie. En 2016, il rompt donc avec Al-Qaïda et commence à se présenter comme un défenseur du pluralisme et de la tolérance. De quoi faire sourire ses adversaires, qui le décrivent comme un opportuniste. Contrairement au groupe Etat islamique, Abou Mohammad al-Jolani ne cherche pas à confronter directement l’Occident, souhaitant, au contraire, acquérir une légitimité internationale.
En 2017, il impose aux rebelles radicaux du nord de la Syrie une fusion avec HTC et se met à développer une zone autonome dans le gouvernorat d’Idlib (nord-ouest du pays). Il met en place une administration civile, collectant des impôts, fournissant des services publics limités et délivrant même des cartes d’identité aux résidents, selon un rapport des Nations Unies. Par ailleurs, il multiplie les gestes envers la minorité chrétienne. Cependant, Hayat Tahrir al-Cham demeure en faveur d’un gouvernement guidé par une idéologie islamiste sunnite conservatrice. A Idlib, HTC a également été accusé par des habitants, des proches de détenus et des défenseurs des droits humains d’exactions qui s’apparentent selon l'ONU à des crimes de guerre, provoquant des manifestations il y a quelques mois.
Le concept de démocratie ou le volet des droits humains ne se situe pas en haut de ses priorités. Critiqué pour ses tactiques autoritaires, le quadragénaire s’est empressé, mercredi 4 décembre, de rassurer les habitants d’Alep, ville qui compte une importante communauté chrétienne. Aux "moudjahidins héroïques sur le terrain", il demande de "traiter avec égard"les Alépins "de toutes confessions". A travers ce discours, le leader de HTC cherche à se présenter "comme le protecteur des minorités", explique un journaliste syrien au site libanais Al-Modon, repris par Courrier International. A noter que ce rôle avait longtemps été attribué à Bachar Al-Assad. Avec les suites que l’on connaît.