Yves Michaud, philosophe et ancien directeur de l’École des Beaux-Arts de Paris, est suffisamment perspicace pour savoir qu’on ne se lance pas impunément dans une telle question : « qu’est-ce que… ? » Elle est traversée par de nombreux présupposés, dont celui d’opter pour une réponse en termes d’essence. Mais qui dit construction d’une essence dit tentation de construire des invariants, à l’endroit de la construction et des formes solides de l’architecture. Cette référence à des invariants n’est alors rien d’autre qu’un défi adressé à notre époque, à l’heure où tant d’ouvrages ne cessent de nous rappeler que l’architecture n’existe pas ou n’existe pas seulement entre les mains d’architectes spécialisés ; il n’existe que des architectures, marquées au sceau du temps, du devenir et des cultures. Il n’est pas possible d’isoler l’architecture des sociétés, des époques, des styles, des dimensions et des usages, ni de la dissocier d’une réflexion sur l’existence des architectures sans architectes.
Ceci entendu, Michaud ne redoute pas d’affronter les savoirs architecturaux comme les considérations ordinaires sur ces pratiques. À travers son analyse, il cherche à éviter le piège de la nostalgie et le passéisme, ainsi que le cynisme et les constats d’impuissance à l’égard des formes architecturales les plus valorisées, à savoir celles du passé. Ces attitudes ont déjà été explorées dans les années 1960 par une autre spécialiste de l’architecture, l’historienne Françoise Choay.
Contrairement à beaucoup d’autres, l’ouvrage n’est pas illustré, non seulement parce que souvent les (trop) belles images de bâtiments n’expliquent rien, mais encore parce que d’innombrables images traînent sur Internet, pour qui veut concrétiser le propos. Une « sitographie » ferme d’ailleurs l’ouvrage, juste avant les notes de culture générale.
Quel pas de côté ?
D’emblée, l’auteur annonce faire « un pas de côté » par rapport aux nombreuses publications consacrées à l’architecture. C’est à juste titre que ce pas de côté, précise-t-il, consiste à se demander quels sont les concepts qui commandent notre « appréhension pratique aussi bien que théorique » de l’architecture. Il y a là une première difficulté. Les deux appréhensions se recouvrent-elles ? Ce n’est pas certain.
S’agissant d’appréhension pratique, on pourrait attendre que Michaud débute par une analyse de la construction du regard sur l’architecture (ou les architectures), les édifices et les constructions humaines. L’idée est tout à fait pertinente et décalée par rapport à ces ouvrages si nombreux desquels il annonce vouloir se démarquer. On escomptait alors le voir discuter des notions de « beau », de « haut », ou encore de « pierre ou béton ».
On pouvait même attendre de ce projet une sorte de concrétisation des propos de Walter Benjamin sur cet art souvent destiné aux masses « qui les touche par distraction et accoutumance ». L’écrivain allemand, durant les années 1929-36, fait d’ailleurs de l’architecture le modèle premier de la réception distraite et collective, de la réception dans la distraction à travers le collectif.
Pour renverser le rapport temporel entre les deux auteurs (Michaud et Benjamin), suggérons, par jeu, que Benjamin suive en partie les propositions originales de Michaud : analyser les lois de la réception de l’architecture, que l’on veuille ou non ensuite montrer que « de tous temps, l’architecture a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective ». En s’intéressant à la dimension de la réception de l’architecture, nous pouvons nous rendre compte que l’architecture produit une œuvre d’art indispensable, ne serait-ce que parce qu’il faut se loger. Elle est donc de l’ordre de l’usage. Mais aussi, être conscients des effets qu’elle exerce sur « les masses » : c’est la perception des édifices du point de vue des passants d’une ville. Les lois de la réception tourneraient alors bien autour de l’usage et de la perception. Une réception tactile et une réception visuelle. Ce n’est certes pas une réception recueillie comme pour un tableau. La réception tactile s’accomplit d’ailleurs moins, précise encore Benjamin, par voie d’attention que par voie d’accoutumance. Il s’agit moins d’une perception par effort d’attention que d’une réception par voie incidente. Elle est distraite et collective.
Si la piste suivie par Benjamin devait lui permettre de renforcer sa manière d’appréhender le cinéma par ses effets sur le public, elle n’exprime cependant pas autre chose que ce que Michaud semblait chercher. Et le lecteur se serait retrouvé devant un ouvrage central. Ce qui n’a lieu que de manière sporadique, par exemple, en ouverture du chapitre IV, lorsque l’auteur évoque la question de savoir quelle est la destination objective d’un édifice : « pour quoi faire ? ». Celle-ci aurait incité à une réflexion sur le regard en architecture.
Des catégories
Mais ce faisant, on néglige tout un pan de la phrase citée : « rechercher les concepts qui commandent notre appréhension théorique de l’architecture ». C’est finalement davantage ce plan qui gouverne l’enquête de Michaud. Elle passe alors par des considérations beaucoup plus philosophiques et une approche conceptuelle de l’architecture.
De ce point de vue, non moins passionnant, mais différent, Michaud se sert d’éléments divers puisés dans les philosophies d’Aristote (la cause finale, la cause efficiente, la cause formelle), de Kant (le temps, l’espace), ainsi que dans les grands traités d’architecture (de Vitruve à Le Corbusier, Bernard Tschumi et Rem Koolhaas), ou issus de disciplines comme la sociologie, l’anthropologie et le droit.
Il élabore sur cette base une table des catégories (à la manière de Kant) propres à saisir l’architecture, table dont il traite les éléments comme des notions universelles. Cependant, cela
est affirmé plus que démontré, l’ordre de ces éléments (physique, géologique, géographique, démographique, juridique, symbolique, etc.) pourrait sans doute être perturbé. Voici cette table qui suggère un long travail d’analyse des bâtis de toutes sortes, de la part de Michaud : le temps, la situation, l’utilité (au centre de laquelle la notion de fonction est pourtant d’élaboration européenne), le projet, le dessin, le matériau, la forme, la structure, l’espace, l’ornement, le symbole, la beauté. Chacun de ces termes se présente comme point incontournable de l’analyse de l’architecture à partir de références à des édifices, à des théoriciens, à des considérations qui le font varier.
Par exemple, si le temps, fonction de l’architecture, est la première catégorie traitée, ce n’est pas sans faire remarquer que si l’architecture est quelque chose de physique, elle peut ne plus exister (ruine, destruction), ne pas exister (projet) et n’exister jamais, soit parce que les projets sont abandonnés avant construction, soit parce que l’architecte ou quelqu’un d’autre peut imaginer des bâtis sans volonté de les réaliser (esquisses de réflexion). D’ailleurs il existe des édifices dans des romans qui épousent la logique du texte plus qu’une réalité quelconque. Au demeurant, l’architecture est aussi un objet d’école destiné à la configuration d’une maquette, destinée d’abord à la formation du regard. Des objets architecturaux particuliers peuvent avoir le même destin. Par exemple, le Rubik’s Cube a été pensé et réalisé par un architecte qui voulait apprendre à ses étudiants à penser dans plusieurs dimensions.
Un enseignement bien venu
Ainsi en va-t-il du déploiement de chacune des catégories. Des déploiements qui restent à lire de près, surtout lorsqu’ils révèlent finalement que l’on peut les suivre dans un autre ordre que celui qui était prévu (Michaud fragilise sa propre théorie dans la rubrique Espace). La grande vertu de l’ouvrage est sa capacité à susciter des mises en ordre/désordre des idées autour de l’architecture et des enseignements, au-delà d’approches moins réflexives de l’architecture.
Mais cet élargissement pousse en parallèle à déborder la notion même d’architecture pour se tourner par exemple vers l’échelle de la ville. Pour la plupart des architectes, la ville relève de leur métier. Tout bâti renvoie à un ordonnancement d’édifices qui font ville, et même un bâti hors de la ville tient à la ville par les formes qu’il véhicule. Du moins jusqu’à présent, sachant que nous avons encore à voir venir des architectures écologiques en milieu rural, en supposant qu’elles ne conservent pas le modèle urbain : « nous ne savons pas où nous allons », écrit l’auteur.
L’emboîtement par Michaud de ces considérations en catégories gigognes le porte à faire réfléchir non seulement sur les concepts mais encore au statut même de l’architecture. Pour lui, il se produit pour l’architecture la même chose que pour la philosophie : au départ reines des arts et des savoirs, elles se trouvent progressivement rattrapées par des spécialités plus savantes qu’elles. Ce qui explique pourquoi les architectes se sont vus obligés de référer à l’hygiène, aux astres ou à la géométrie selon les époques et les sociétés dans lesquelles elles se sont inscrites.
Enfin, sous ce versant de l’enseignement promu par l’ouvrage, il faut encore souligner que celui-ci est accompagné d’une bibliographie importante (25 pages) qui mérite que l’on s’y attarde parce qu’elle rassemble des références essentielles à l’élaboration d’une culture architecturale.