Au commencement, il y eut Manitas. Sa Rolls, son concert complet au Carnegie Hall, ses cheveux filasses d’argent et son toucher de guitare qui mettait le feu aux parquets. Il passait à la télévision du temps de Denise Glaser et fit du « flamenco » un art populaire au-delà des caravanes enserrées et des aires poussiéreuses de Provence. Les Saintes-Maries avaient enfin trouvé leur barde de Camargue. Malgré le succès d’estime, aucun observateur de la scène musicale (producteurs, tourneurs, maisons de disque…) n’aurait pu imaginer la déferlante « Gipsy Kings » qui s’abattit dans les années 1980 sur les radios et réunit des milliers de personnes de La Cigale à Los Angeles, raflant les premières places du Top 50. Les « Gipsy » portèrent sur les fonts baptismaux cette musique insoumise, hors des murs académiques, et firent entrer la « feria gitane » dans la « World music ». Chico Bouchikhi, l’enfant d’Arles, le petit maghrébin qui traînait avec les gitans, ni vraiment musicien, ni vraiment chanteur, est assurément l’entremetteur de cette vague qui fait bouger naturellement les pieds et lever les mains. Elle est directement connectée au cerveau. Elle commande les membres et libère l’esprit. Sans Chico, à la manœuvre, infatigable promoteur des plages tropéziennes, sans sa foi inébranlable dans le talent inné de ses copains, le son des « Gipsy Kings » n’aurait pas retenti aussi loin et aussi puissamment dans les cœurs. On peut sourire à « Djobi Djoba » ou à « Bamboléo » et cependant, ne pas pouvoir résister à leur force mécanique d’entraînement. Cet automne dans les librairies, Chico se raconte dans Chico sous les étoiles gitanes chez Robert Laffont avec l’aide du journaliste Mathieu Perez. L’épopée des « Gipsy » est d’essence antique, des familles qui s’affrontent, des procès à rallonge, une appellation d’origine que tous veulent s’approprier, des drames et des pleurs mais aussi un feu sacré, une soif de vivre qui n’a pas été dévoyée par les affairistes du show-business. Comme si les tubes des « Gipsy » balayaient toutes les médiocrités de l’existence, étaient plus forts que la rancune et le chagrin. Aux premières notes, l’amertume se dissipe et on tape dans les mains ensemble, dans l’espoir que la nuit ne finisse jamais. Brigitte Bardot, visionnaire et insoumise, l’ami des débuts fut la première à croire en ce jeune homme opiniâtre et solaire.
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Enrico, Johnny et le grand Charles l’adoubèrent. Le charme de Chico fut l’une des clés du succès des « Gipsy ». Et pourtant, il eut son lot de malheurs comme l’assassinat de son frère à Lillehammer qui déclencha un incroyable imbroglio diplomatique. Plus tard, il devint même envoyé spécial pour la paix à l’Unesco. « Au fond, avec les Gipsy Kings, on a fait ce que les bluesmen ont fait : ils ont électrifié les guitares et ont inventé le rock’n roll. Avec les gitans, pareil : au début, on a joué de la rumba gitane, puis on a branché les guitares et ça a pris une autre dimension » écrit-il.
En cette fin d’année, je ne veux suivre aucune règle de lecture, ne pas classer et ostraciser mes goûts, mélanger livres parus dans l’actualité ou vieilleries féériques du siècle passé. Dans mon auberge espagnole, tous les échappés volontaires ont leur place. Je me souviens que l’année de création du groupe « Les Gipsy Kings », c’est-à-dire 1978, a été enregistrée un « Apostrophes » d’anthologie au sein de l’Amicale Cycliste Clermontoise. Pivot s’était déplacé en Auvergne dans le décor d’un bistrot et avait fédéré une équipe d’écrivains d’inspiration vinique et vélocipédique. Il y avait ce soir-là, Conchon, le régional de l’étape, Fallet le Bourbonnais dissident, Nucéra le Niçois tout à la gloire du roi René Vietto, Jean-Edern Hallier sans son chien d’emprunt à 30 Millions d’amis, Antoine Blondin en sueur, de grosses gouttes perlaient sur son visage, et Pierre Chany, regard bleu vif, le journaliste de L’Équipe, spécialiste du Tour de France. On a oublié Chany, suiveur passionné de la grande boucle et plume agile de la presse écrite sportive. « Je ne me suis jamais relu une fois sans être content » disait-il, après chaque papier tapé à la machine dans le tourbillon d’une fin d’étape. Une telle humilité devrait nous inspirer. Il avait été résistant et avait comme simple et haute ambition de « vivre droit ». On oublie aussi qu’il écrivit un beau roman Une longue échappée à La Table Ronde qui fit jaillir un aphorisme à son camarade Blondin : « Trois voix au Prix Interallié. Chany est le Poulidor des prix ». Il faut lire son roman sorti en 1971 qui contient tant de belles phrases : « Ce provincial avait choisi de naviguer seul, à l’écart des courants tumultueux, redoutables aux voyageurs de son espèce ». Et dont l’incipit reprenait les paroles de Georges Brassens : « Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ». De Chico au vélo, je pousse mon bazar de décembre chez Suarès (1868 -1948). André Gide affirmait que « nos arrière-neveux s’étonneront du silence que notre époque a su garder ou faire autour de Suarès ». Alors, lisons Suarès, le normalien provençal, surtout au début de l’hiver, notamment quelques portraits et chroniques rassemblés dans Ce monde doux amer aux éditions Le Temps Singulier en 1980. L’éloge de la grandeur de Villon est un chef-d’œuvre de concision. Suarès le considérait comme « plus libre et bien meilleur » que Dante : « Il est puissant dans le deuil hardi et plus encore dans sa plainte ».
Chico – Sous les étoiles gitanes – Ma vie avec les Gypsies – Robert Laffont
Une longue échappée – Pierre Chany – La Table Ronde
Ce monde doux amer – André Suarès – Le Temps Singulier
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