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Michel Barnier en sursis : "Marine Le Pen n’a pas intérêt à laisser un gouvernement qui puisse lui faire de l’ombre"

Le gouvernement Barnier ne tient désormais plus qu’à un fil. Un fil que ses opposants guettent, le ciseau de la censure en main. Quarante-huit heures après leur dépôt, les motions de La France insoumise (LFI) et du Rassemblement national (RN) seront examinées ce mercredi 4 décembre à l’heure du goûter. Et, à moins qu’un "miracle" ne le sauve, Michel Barnier, nommé à Matignon le 5 septembre dernier, pourrait bien arracher à Bernard Cazeneuve le titre de Premier ministre le plus éphémère de la Ve République.

Aussitôt la responsabilité de l’exécutif engagée sur le budget de la sécurité sociale que le parti à la flamme s’est empressé d’annoncer joindre ses voix à celles du NFP sur le texte des Insoumis. Au sein du socle commun, on s’étrangle. On dénonce "l’irresponsabilité" des oppositions, associées dans une "coalition des contraires" selon la formule du locataire de Matignon. On s’étonne également. D’aucuns se confortaient dans l’idée que les menaces de censure de Marine Le Pen n’étaient que fanfaronnades et stratégies pour glaner quelques victoires politiques.

Si la cheffe de file des députés frontistes semble avoir ouvert une fenêtre de tir ce mardi en laissant entendre qu’elle pourrait in fine ne pas voter la motion de censure de la gauche, un tel revirement serait difficile à justifier auprès de son électorat, estime Jean Garrigues. Pour L’Express, le politologue et historien décrypte cette période pétrie d’incertitudes où valsent ambitions personnelles et soif de revanche. Emmanuel Macron a-t-il intérêt à remplacer immédiatement Michel Barnier ? Quelle marge de manœuvre un gouvernement démissionnaire aurait-il à la veille du vote du budget 2025 ? Entretien.

L’Express : Emmanuel Macron a justifié son refus de nommer un Premier ministre de gauche en invoquant la nécessité de stabilité, affirmant qu’une telle personnalité serait immédiatement censurée. Trois mois plus tard, le pays se retrouve dans une impasse. Etait-ce une erreur de calcul, ou cette situation était-elle inévitable ?

Jean Garrigues : Je pense que la situation était dans tous les cas inévitable. On a non seulement une Assemblée nationale sans majorité relative, mais aussi et surtout une Assemblée qui est partagée en trois blocs qui ne veulent pas s’entendre. Donc il y avait deux hypothèses. La première, détacher une partie des députés d’un bloc pour les rattacher à un autre. C’était l’éventualité d’une alliance entre les socialistes et le bloc central qui aurait pu se réaliser avec Bernard Cazeneuve en guise de Premier ministre. Mais personne ne l’a vraiment voulu, ni Emmanuel Macron, ni le Parti socialiste. Il restait alors comme solution celle qui a été choisie. Les Républicains sont venus grossir les rangs de ce qu’on appelle le socle commun pour soutenir Michel Barnier. Mais le problème est que dans une situation de ce type – totalement contre-intuitive par rapport aux institutions de la Ve République – on ne peut gouverner qu’avec des méthodes qui étaient celles de la IIIe ou de la IVe République. A l’époque, on parvenait à amalgamer plusieurs partis qui étaient parfois pourtant très hostiles les uns aux autres. Il y avait par exemple, sous la IVe République, la troisième force qui allait des socialistes jusqu’à la droite modérée. Ça fonctionnait parce qu’ils parvenaient à trouver des compromis.

Comment se fait-il que face à une situation qui s’apparente à une crise politique sans précédent, les partis politiques n’aient pas ce même réflexe de se réunir au sein d’une coalition qui permette a minima de faire voter un budget ?

Il y a deux raisons majeures. La première étant cette culture de la bipolarité politique, longtemps appelée l’alternance droite-gauche. Les politiques ont perdu le réflexe de sortir de leur camp pour essayer de négocier avec l’autre. La deuxième raison est, sans aucun doute, cette obsession pour l’élection présidentielle. Les chefs de groupes et de partis jouent une carte qui n’est pas celle de l’intérêt collectif, autour duquel le général de Gaulle a pensé la Ve République et ses institutions. On a bien compris que Gabriel Attal et Laurent Wauquiez jouaient pour eux-mêmes.

Marine Le Pen s’est longuement attachée à construire une image respectable et à institutionnaliser son parti. Comment expliquer ce revirement ?

Marine Le Pen a compris qu’il était très intéressant pour elle de manifester son opposition de manière radicale à Michel Barnier. Elle était menacée pour plusieurs raisons. Il y a certainement le choc des réquisitions [NDLR : lors du procès des assistants parlementaires du FN] qui pourrait l’avoir conduit à emprunter une stratégie de chaos. Comprendre : essayer d’amener Emmanuel Macron à la démission de façon à pouvoir avancer l‘élection présidentielle de 2027. Mais c’est un calcul encore très hypothétique. D’autant qu’il y a peu de chances qu’une élection présidentielle ait lieu avant son jugement en mars. De façon plus certaine, le gouvernement Barnier n’arrange pas vraiment Marine Le Pen. Le projet de Bruno Retailleau sur les questions d’immigration, d’identité, et de sécurité notamment, entrait en concurrence avec celui du Rassemblement national. Dans la perspective de la présidentielle de 2027, elle n’avait donc pas beaucoup d’intérêt à laisser se développer une politique qui puisse lui faire de l’ombre et potentiellement siphonner une partie de son électorat.

L’irresponsabilité des oppositions est souvent mise en avant dans le débat public. Pensez-vous que Michel Barnier ait été dès sa nomination mis face à une mission impossible, ou aurait-il pu adopter une autre stratégie pour éviter la censure sur l’un des textes budgétaires ? Certains disent par exemple, qu’il aurait pu se rapprocher du PS d'Olivier Faure.

C’est le mantra des socialistes depuis quelques jours. Sauf qu’il y a un problème : l’éventualité d’une alliance des socialistes avec le centre et une partie de la droite a déjà été évoquée avant la nomination de Michel Barnier, avec l’idée de Bernard Cazeneuve à Matignon. Or, à cette époque, le Nouveau Front populaire (NFP) n’en avait pas voulu. D’autre part, les socialistes n’ont pas émis de volonté claire d’entamer des négociations avec Michel Barnier. Si le Premier ministre a préféré négocier avec le RN plutôt qu’avec la gauche c’est également parce que le NFP avait décidé, dès la nomination de Michel Barnier, de le censurer, ce qui n’était pas le cas du RN. Il y a donc une certaine mauvaise foi à jouer les vierges effarouchées aujourd’hui. D’autant qu’ils auraient eu la possibilité de voter une motion de rejet préalable qui leur aurait permis de négocier en dernière minute avec Michel Barnier.

Le gouvernement Barnier peut-il encore être sauvé ?

Théoriquement, il peut toujours l’être. C’est ce qu’on attend d’un miracle [Rires]. Il pourrait, à force de tractations en coulisses, bouger sur sur l’indexation des retraites par exemple – la dernière condition posée par Marine Le Pen. Mais ça semble quand même peu probable. D’une part parce que ce énième renoncement apparaîtrait comme une capitulation de Michel Barnier et, d’autre part, parce que ça donnerait le sentiment aux électeurs du RN que Marine Le Pen, qui a promis la censure, les trahirait. Pour la cheffe de file des députés frontistes, c’est aussi un jeu à double tranchant. Si elle renverse le gouvernement, elle satisfera la majorité des électeurs RN qui souhaitent la censure, mais elle pourrait se mettre à dos un électorat de droite ou de centre droite qu’un saut dans l’inconnu inquiète. Or, pour devenir présidente de la République, elle a besoin de cet électorat.

Concrètement, si Michel Barnier tombe, que se passe-t-il ?

Il y a plusieurs hypothèses. A l’instar de ce qu’avait fait le général de Gaulle en octobre 1962 après la censure de son Premier ministre, Emmanuel Macron pourrait reconduire Michel Barnier à Matignon. Mais ce serait difficilement compréhensible pour l’opinion publique et on risquerait de retrouver la même coalition pour le faire tomber à nouveau. C’est une situation qui paraît un peu plus complexe. D’autant qu’en 1962, le général de Gaulle avait eu la possibilité de dissoudre la chambre juste après le renversement de son gouvernement. Option que n’a pas Emmanuel Macron aujourd’hui. Donc l’hypothèse la plus probable reste la mise en place d’un nouveau gouvernement. Et ce, assez rapidement. On raconte même qu’il y aurait déjà un plan B en gestation. Plusieurs noms sont sortis comme ceux de Sébastien Lecornu, de François Bayrou, de Bernard Cazeneuve ou encore de Gérard Larcher. Je pense que les deux premiers seraient éventuellement les mieux placés, à charge pour eux de reprendre le dossier du budget dans un délai de soixante-dix jours. Si les soixante-dix jours ne suffisaient pas, on en viendrait à cette fameuse loi spéciale qui permet d’assurer un budget, mais qui serait le budget de 2024 qu’on essaierait de renégocier par la suite. Je ne sais pas si on peut parler de crise, mais on entrerait dans un temps de transition qui serait extrêmement préjudiciable à la position internationale de la France sur le plan budgétaire, monétaire et économique.

Emmanuel Macron a-t-il intérêt à nommer un nouveau Premier ministre dans les prochains jours ? Celui-ci pourrait être de nouveau censuré lors du vote du Budget 2025 le 21 décembre…

Il ne s’agit pas simplement de trouver un Premier ministre. Il faut surtout trouver un programme qui puisse réunir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Toutefois, la proposition du député PS Boris Vallaud de s’accorder sur une période de non-censure n’est pas dénuée de sens. On se demande même pourquoi cette proposition n’a pas été faite plus tôt. Les Insoumis y étant opposés, cela permettrait d’acter une vraie séparation au sein du NFP entre la gauche sociale-démocrate et LFI.

En Allemagne, il existe une règle qui impose aux oppositions de présenter une plateforme programmatique avant de renverser un gouvernement. Pensez-vous qu’une telle mesure pourrait être envisagée en France ?

On parle de motion de défiance constructive. Et au vu de l’état actuel du rapport des forces politiques, c’est presque quelque chose qui apparaît comme une nécessité si on veut éviter une succession de motions de censure qui reposent sur des postures. En outre, cela permettrait de mettre fin à cette tripartition de la vie politique. Il est évident qu’une motion de défiance constructive réunissant le NFP et le RN ne pourrait pas exister, pas plus d’ailleurs qu‘une entre les Insoumis et le bloc central. Mais cette option n’est possible que si elle s’inscrit dans une culture du compromis.

Sommes-nous encore en train de subir les secousses de la dissolution de juin dernier ?

Là encore, c’est un peu plus compliqué que ça. Une fois que la dissolution a été prononcée, ce n’est pas Emmanuel Macron qui a tenu la main des électeurs. Cette dissolution a malgré tout apporté une sorte de clarification puisqu’on s’est aperçu qu’il y avait trois blocs politiques et non deux, à l’instar de ce qu’avait connu jusqu’à présent. C’est un peu comme si la proportionnelle s’était invitée sous la Ve République. Et finalement, on a eu une forte participation qui indiquait justement l’intérêt des électeurs pour cette élection et un résultat qui est finalement le reflet de notre paysage politique. Il y a trois "France politiques".

Mais à l’heure de l’immédiateté, de la culture de la communication, où les partis s’empressent de partager la moindre victoire politique à leur électorat, est-ce encore possible de parvenir à une culture du compromis ?

Notre culture du zapping permanent et de l’hyper communication en politique ne facilite pas cette adaptation vers une logique de négociations qui demandent du temps. La culture du compromis s’inscrit sur le temps long. Voilà six mois que la Belgique tente de bâtir une coalition. Par ailleurs, la culture du compromis implique de sortir de la logique – voire de l’obsession – de l’élection présidentielle, où la personnalité, le charisme pèsent parfois davantage que le programme politique. Quand la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, ça faisait dix ans qu’elle travaillait sur ce qu’on appelait le programme commun de la gauche, même si François Mitterrand l’a abandonné en 1978 [Rires]. Mais au moins il y avait une base programmatique qui se construisait avec un véritable projet d’alternance. Si on veut véritablement entrer dans cette culture du compromis, comme cela existe en Allemagne, il faut que l’opinion publique laisse du temps aux acteurs politiques et que ces acteurs cessent de ne voir qu'au travers de l'échéance présidentielle.

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