Il y a deux sortes de livres, ceux qui labourent les thèmes du moment, qui se glissent dans l’entonnoir du marché de l’édition, ils sont un peu bêtes et démagos, un peu gluants et fainéants, et puis les inclassables, une catégorie à rebrousse-poil, tellement incongrus si on veut bien se référer à nos codes de pensée normés. Ces non-alignés cassent la routine littéraire. Qu’ils soient romans, essais ou déambulations, ils perturbent notre boussole intérieure. À vrai dire, on ne sait pas toujours comment en parler, car ils foulent d’autres terres narratives. Ils sont d’ailleurs.
Cette sélection que je vous propose, trois semaines avant Noël, n’a rien de commun si ce n’est le goût pour la farce, la vacuité du quotidien, la rage d’écrire ou le délitement des sociétés désindustrialisées. Chez eux, j’aime leur typicité, leurs différences, leur pas de côté, leurs ficelles d’arcandiers, leur absence de morgue et la beauté de l’inutile érigée en totem. Ils ne singent personne. Ils vont au bout de leur démarche artistique. Ils ont un parfum fin de siècle. Dernière station avant l’effacement. Au terminus des prétentieux. Ils sont narquois et désespérés, abrasifs et non-directifs, ils n’imposent pas un chemin tracé à leurs lecteurs. C’est finalement assez peu fréquent pour un lecteur de se sentir libre; souvent aujourd’hui, les pages enferment. Tant qu’il y aura des écrivains qui creusent leur sillon, en dehors des modes et des bibles, notre pays résistera au conglomérat de l’écriture blanche. Ils sont, chacun à leur manière, portés par un ton dissonant, très éloigné de la rédaction laborieuse qui fait les succès d’estime.
Franz Bartelt, notre Ardennais préféré, nous revient à l’Arbre Vengeur avec son journal de l’année 2000. On attend le Bartelt nouveau comme le Beaujolais ou l’Almanach Vermot à chaque fin d’année. Bartelt n’est pas seulement un écrivain du désenchantement rieur, il est aussi un diariste endiablé qui régurgite l’actualité avec un sens appuyé de l’absurde et du déséquilibre. Un Jules Renard d’ascendance Rimbaldienne, c’est-à-dire un moraliste poétique. Cette année 2000, celle du bug qui n’arriva pas, avait tous les ingrédients de la catastrophe annoncée pour vitaminer la plume de Bartelt. Déjà, un livre qui met en exergue une citation de Daniel Boulanger extraite du roi de cœur a tout pour nous réjouir. Nous sommes en fraternité. En confiance. On revit cette pénible année 2000 commentée par les réflexions de Bartelt qui se fait tantôt d’humeur boulevardière ou désabusée. On le suit dans son délire, qu’il nous parle de l’orgasme celtique, du paysan qui « aime à se présenter comme un descendant de Virgile et de Massey Ferguson » ou de son « désintérêt » pour la photo : « Une belle page, pour moi, c’est une page de texte. Sans photo ».
A lire aussi: Gustave Le Bon: qu’est-ce qu’une foule?
Dans le registre du doux dingue ou de l’inventeur iconoclaste, Gaston de Pawlowski (1874-1933), disciple d’Alphonse Allais comme il est coutume de le présenter et inspirateur de Marcel Duchamp, est réédité par Finitude dans une composition graphique d’une élégance folle. Les illustrations « épatantes » de Christian Cailleaux en font certainement le livre le plus stylé de cette année 2024. Sur les tables des libraires, il attire tous les regards. Gaston était l’un de ces esprits vibrionnants sachant tout faire, juriste de haut-vol, chantre de l’automobilisme et de l’aviation naissante, féru de vélo et ami de Willy (lire l’excellente préface d’Éric Walbecq). En 1916, il publie ses Inventions nouvelles & dernières nouveautés à l’usage des gentlemen pince-sans-rire. Un bazar hétéroclite où l’on trouve des mouchoirs sinapisés « enduits de farine de moutarde » qui « permettent aux héritiers de pleurer abondamment durant toute la cérémonie sans faire aucun effort pour cela » ou « la plume-doigt » à l’étude dans les ministères qui allégerait considérablement le budget de l’État français : « Au lieu de se tailler ou de se ronger les ongles durant des heures, nos bureaucrates ont résolu de les laisser pousser jusqu’à ce qu’ils atteignent deux ou trois centimètres. Il suffit ensuite de les tailler pour obtenir des plumes excellentes et gratuites ».
Si vous aimez les échappatoires, les curiosités curieuses et les envolées vespérales, Éric Poindron est votre homme. Il sort cet automne Au cabaret des oiseaux et des songes1, son roman dit d’escapades, préfacé par Denis Grozdanovitch. Avec le funambule Poindron, les mots sont à la fête, son érudition lyrique et sa sincérité sauvage en font un écrivain à la dissidence onirique.
Dans ma hotte de Noël, je vous signale également le très instructif Entre ici, Bardamu !, une conversation savoureuse et éclairante entre Gabriel et Jean Guenot (qui rendit visite à Céline en 1960), notamment sur la densité et la qualité d’oreille de l’ermite de Meudon. On a beaucoup écrit sur la dépouille de Céline, mais j’ai rarement lu des choses aussi pertinentes sur les variations d’écriture du génie atrabilaire. Jean Guenot répond aux questions de son petit-fils sur la cadence, la présence, le ton et le grain de l’écrivain maudit.
Dans le registre du déclassement et du dépouillement de nos campagnes, Éric Desmons est une plume experte, à contre-courant des élites déconstruites. Ce polémiste talentueux des provinces à l’abandon et ardent défenseur de « nos vieux » face à la machine administrative vient d’écrire Jaune. Il y est question d’EHPAD à l’agonie et de C15 cabossés, de cette France qui a été rayée du territoire médiatique mais qui gronde.
L’année à treize lunes de Franz Bartelt – l’Arbre vengeur
Inventions nouvelles & dernières nouveautés de Gaston de Pawlowski – Illustrées par Christian Cailleaux – Finitude
Au cabaret des oiseaux et des songes d’Éric Poindron – Préface de Denis Grozdanovitch – Le Passeur
Entre ici, Bardamu ! de Gabriel et Jean Guenot – Éditions Livr’Arbitres
Jaune d’Éric Desmons – Le Cercle Aristote
L’article Le cercle des non-alignés est apparu en premier sur Causeur.