Lire des auteurs classiques n’est pas toujours rébarbatif. L’homme précaire d’aujourd’hui, comme disait Malraux, peut retrouver dans la littérature une leçon pour les mauvais jours, et peut-être en tout cas en éprouver du plaisir. Apprendre dans un livre comment observer le monde dans lequel on évolue, et que cette étude soit plaisante, voire passionnante, cela est possible avec certains auteurs. Un nom me vient immédiatement à l’esprit, dans ce cas, celui de Balzac, l’auteur de La Comédie humaine, cette vaste entreprise de description romanesque de la société et des mentalités, ce projet encyclopédique de recueillir les mœurs en vigueur, ce catalogue haut en couleur des jouissances de la civilisation et, de ce fait, ce véritable vade-mecum pour jeune Rastignac avide de réussir socialement. Les livres de Balzac sont tout cela.
L’historien français Philippe Ariès (1914-1984) s’est intéressé à Balzac, en soulignant la vaste portée scientifique de son travail. Dans un ouvrage sorti récemment aux éditions du Cerf, composé de textes de cet historien éparpillés jadis dans diverses revues, nous trouvons une étude sur « Balzac sociologue », écrite en 1944. Pour Ariès, Balzac institue au XIXe siècle un nouveau statut de l’écrivain, en rupture avec les siècles précédents : « Au XVIIe, ou au XVIIIe siècle, constate Philippe Ariès, l’écrivain était un rentier ou un gentilhomme : la littérature était le passe-temps d’un homme instruit. Au XIXe siècle, c’est un gagne-pain, un métier qui fait vivre. » La formidable créativité de Balzac s’incarne dans cette « modification de l’état économique et social » du temps. De ce fait, Balzac est apte à décrire un monde nouveau, qui émerge lentement sous la Restauration, après les soubresauts de la Révolution et de l’Empire. Ce n’est pas tant un Balzac homme du monde et dandy qui intéresse Ariès, que l’observateur méticuleux des rouages sociaux qui permettront ou non la circulation de l’argent et des rapports de force. Au fond, semble nous dire Ariès, il y a une lecture « marxiste » avant la lettre de Balzac, pleine d’enseignements anthropologiques, et que l’historien ne peut méconnaître. Ariès note que Balzac « en vint à considérer toute son œuvre comme l’étude des réactions de la société sur les individus. Il figure, à ce titre, parmi les premiers sociologues français. Peut-être est-il le plus grand de tous. » Ariès, grand historien des mentalités, payait ainsi sa dette à son devancier romancier, en expliquant bien, si l’on n’en était déjà convaincu, que le roman n’est pas toujours le genre léger que l’on prétend.
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Cette vision austère de Balzac peut déranger le lecteur. Il ne faut pourtant pas mépriser cette dimension sociologique. Évidemment, notre Balzac préféré restera avant tout celui dont son amie, la poète et romancière Delphine de Girardin (1804-1855), trace un portrait dans sa longue nouvelle intitulée La Canne de M. de Balzac, en 1836. Ce texte charmant vient de paraître dans la collection « Folio », avec une préface et des notes de Martine Reid. Delphine de Girardin a décidé de mettre au premier plan un objet qui, selon elle, caractérisait le mieux Balzac, une somptueuse canne que l’écrivain avait commandée au bijoutier Le Cointe en avril 1834 et qu’il tardait d’ailleurs à rembourser. Une « canne-monstre », nous dit la femme de lettres, derrière quoi l’écrivain se cachait, lorsqu’il sortait à l’Opéra ; je vous laisse lire la description que Delphine de Girardin en donne, dans un passage étonnant. De son côté, Balzac pouvait écrire à Mme Hanska, le 30 mars 1835, sur ce phénomène de la canne, les commentaires suivants : « Vous ne sauriez imaginer quel succès a eu ce bijou. » Il précise : « Tout le dandysme de Paris en a été jaloux… » La canne résume à elle seule la silhouette du romancier, son élégance et, peut-être, son génie.
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Je m’attendais, sous la plume de Delphine de Girardin, à davantage de révélations sur Balzac. Mais le héros de la nouvelle, ce n’est pas lui, même s’il en reste la figure tutélaire. Le personnage central de La Canne de M. de Balzac est un très beau jeune homme nommé Tancrède, qui arrive à Paris dans l’espoir de faire fortune. Hélas, toutes ses entreprises sont gâchées par sa trop grande beauté. Delphine de Girardin, esprit piquant, s’amuse à enfiler les paradoxes, en décrivant les faux pas de son jeune héros. Celui-ci a heureusement la bonne idée de s’intéresser à la fameuse canne de Balzac. Il découvre qu’elle possède une singularité digne des Mille et une nuits : elle rend invisible son propriétaire, lorsqu’il le désire. La fortune de Tancrède est faite, grâce à ce « privilège » qui rappelle ceux de Stendhal. Cet objet magique va lui permettre aussi de choisir l’élue de son cœur, en espionnant jusqu’à son sommeil, scène délicate et intime, racontée avec doigté : « Tancrède, écrit Delphine de Girardin, fut étonné de trouver Clarisse déjà couchée et endormie ; il s’approcha de son lit doucement, il entendit cette respiration égale, qui prouve un sommeil réel, si profond, qu’il ne permet pas à un rêve de voltiger, à un souvenir de survivre… » Ainsi, la prose de Delphine de Girardin parvient à nous toucher, dans cette nouvelle finalement assez balzacienne de ton, qui doit être prise comme un hommage à Balzac. Je suis féru de tels hommages, qui délimitent une famille de pensée, à laquelle, avec beaucoup d’autres, je souscris joyeusement.
Philippe Ariès, Pages ressuscitées. Édition établie et présentée par Guillaume Gros. Éd. Du Cerf, 240 pages.
Delphine de Girardin, La Canne de M. de Balzac. Éd. De Martine Reid. Collection « Folio », 290 pages.
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