"Vous voyez le petit homme là-bas, il est très intelligent et il a un très grand avenir devant lui." C’est ainsi que Mao Zedong parlait de Deng Xiaoping, lors d’une conversation en 1957 avec le dirigeant russe Nikita Khrouchtchev. Dans un livre passionnant (Deng Xiaoping. Révolutionnaire et modernisateur de la Chine, éd. Tallandier, 416 p., 23,50 euros), le sinologue Jean-Pierre Cabestan raconte l’incroyable destin du "Petit Timonier" : sa jeunesse dans le Sichuan, ses années de formation politique en France, son séjour en Union soviétique, sa présence aux côtés de Mao pendant la guerre civile, son ascension au sein du Parti communiste chinois, ses disgrâces pendant la Révolution culturelle (il fut purgé deux fois), puis son arrivée au pouvoir à la fin des années 1970. C’est grâce aux réformes économiques menées par Deng Xiaoping que la Chine, sortie exsangue de l’ère maoïste, a pu connaître des décennies de croissance fulgurante.
Aujourd’hui, alors que le pays est étouffé par l’autoritarisme de Xi Jinping, les intellectuels et l’élite réformiste éprouvent de la nostalgie pour cette période de plus grande ouverture. Cependant, "même si Deng Xiaoping était plus ouvert, il était aussi, comme l’actuel leader chinois, fondamentalement antidémocrate", souligne Jean-Pierre Cabestan, directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur à Asia Centre Paris. Entretien.
L’Express : De quelle façon Deng Xiaoping a-t-il pesé sur le destin de la Chine ? Ce pays serait-il aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale, rivale des Etats-Unis, sans lui ?
Jean-Pierre Cabestan : Il a joué un rôle déterminant dans le processus de réformes économiques et d’ouverture de la Chine, en réussissant à marginaliser les maoïstes purs et durs, qui ne voulaient pas en entendre parler, pour des raisons idéologiques. Globalement, il a lâché la bride à la société et à l’économie, et c’est cela qui a permis ce développement économique sans précédent. La modernisation de l’agriculture et l’essor de l’initiative privée ont libéré l’énergie de milliers d’acteurs économiques chinois qui ont travaillé pour gagner de l’argent et dégager un profit.
Quelle place occupe-t-il aujourd’hui dans l’histoire de la Chine, entre Mao et Xi ?
Les deux dirigeants qui dominent le récit de l’ère socialiste, ce sont Mao Zedong et Xi Jinping. Quant à Deng Xiaoping, sa contribution est minimisée. Il n’est pas éliminé, puisqu’on a célébré le 120ᵉ anniversaire de sa naissance au mois d’août, mais il y avait des instructions très précises pour pas exagérer son rôle, pour expliquer que ses réformes ont eu des effets pervers et contribué à affaiblir le Parti communiste chinois (PCC) et le caractère socialiste du pays. Le PCC estime à présent que Deng lui a fait courir des risques, surtout dans les années 1980, jusqu’au mouvement prodémocratie de la place Tiananmen de 1989, considéré comme la conséquence de cette ouverture et de l’entrée des idées libérales dans le pays.
On lui reproche aussi de ne pas avoir envisagé les conséquences négatives des réformes économiques : la corruption, mais aussi la montée en puissance de groupes privés que l’Etat a du mal aujourd’hui à contrôler. A l’inverse, Xi Jinping, dont le projet est de maintenir le caractère socialiste du régime et la domination du PCC, redouble d’efforts pour mettre les grands groupes privés sous tutelle.
Comment est perçu l’héritage de Deng Xiaoping en Chine ?
On sent une forme de nostalgie à l’égard de cette période d’ouverture. Mais Deng Xiaoping a aussi mis en place des réformes importantes du Parti communiste, qui ont rassuré, après les dérives de l’ère Mao : le principe de la direction collective (pour éviter qu’un homme incontrôlable s’approprie tous les pouvoirs), l’abandon du culte de la personnalité et la mise en place d’un système de succession régulier à la tête du Parti et de l’Etat, tous les dix ans. Au moment de sa retraite, il a ainsi installé Jiang Zemin comme n° 1 et lui a nommé un successeur, Hu Jintao.
Ces mesures introduisaient une forme d’institutionnalisation et de contrôle du pouvoir. Mais Xi Jinping a remis tout cela en cause, avec sa réforme constitutionnelle de 2018, qui lui permet de rester au pouvoir à vie s’il le souhaite ; avec l’accumulation de ses pouvoirs personnels, et le retour d’une forme de culte de la personnalité (même s’il n’est pas encore équivalent à celui de Mao). Dans les élites, beaucoup regrettent ce détricotage de l’héritage de Deng Xiaoping.
Comment le PCC a-t-il adapté son discours, après Deng Xiaoping ?
Pour Deng Xiaoping, la solution, après l’effondrement de l’Union soviétique, c’était de relancer l’économie. A ses yeux, le taux de croissance et la modernisation du pays constituaient la base de la légitimité du PCC. Le nouveau contrat social était : "Interdit de critiquer le Parti, mais enrichissez-vous comme bon vous semble."
Avec Xi Jinping, le discours est devenu plus égalitariste – du moins sur le papier. Le projet, maintenant, c’est la "prospérité commune". Mais surtout, la stabilité sociale et le maintien du Parti au pouvoir, par tous les moyens. Xi Jinping a tiré des leçons plus radicales que Deng Xiaoping de la chute de l’URSS : pour éviter de subir le même sort, le PCC doit maintenir une idéologie forte, et la diffuser dans la société avec le plus de force possible.
Dans le détricotage de l’héritage de Deng Xiaoping, il y a aussi la fin d’une attitude de "profil bas" à l’international…
C’est exact. Cela peut s’expliquer par le fait que la Chine est beaucoup plus puissante aujourd’hui qu’à l’époque de Deng Xiaoping. La politique étrangère de "profil bas" a été introduite par Deng Xiaoping après le massacre de Tiananmen, à un moment où la Chine était isolée, critiquée, et contrainte de faire le dos rond. Cette ligne a été petit à petit remise en cause, sous Jiang Zemin, puis Hu Jintao. Mais c’est Xi Jinping qui a complètement enterré la formule de Deng Xiaoping : "Eviter la lumière, préférer l’ombre". L’évolution est évidente dans la rhétorique employée, mais aussi sur le plan militaire, avec une explosion du budget de la défense.
Cependant, comme vous l’écrivez dans votre livre, on aurait tort de trop opposer Xi Jinping et Deng Xiaoping…
Ils se ressemblent en effet plus qu’on ne le croit. Il faut d’abord rappeler que Deng Xiaoping a passé de longues années aux côtés de Mao. Son grand point commun avec Xi Jinping, c’est qu’il est profondément antidémocrate : il ne croit pas en la démocratie. Il est d’accord pour que l’on consulte de temps à autre le peuple, mais le pouvoir doit être monopolisé par le Parti. Deng Xiaoping et Xi Jinping partagent cette volonté de maintenir le rôle dirigeant du PCC et de faire de la Chine un pays à la fois prospère et puissant. Mais par rapport à l’actuel président, il aurait peut-être été plus souple avec le secteur privé.
Sur le plan international, Deng Xiaoping pensait qu’il valait mieux que la Chine attende son heure parce qu’elle était encore très pauvre. Il pensait que la puissance allait suivre le développement économique.
Faisons de la politique-fiction : s’il était au pouvoir aujourd’hui, Deng Xiaoping aurait-il une politique extérieure aussi affirmée que Xi Jinping ?
Difficile à dire. Son époque était très différente. Est-ce que l’ivresse de la puissance lui serait montée à la tête ? Contrairement à Xi Jinping, Deng Xiaoping n’a pas pris le risque de créer des frictions avec les Etats-Unis. Mais le contexte était très différent. Il a vécu le tout début de l’après-guerre froide. Il n’a pas envisagé à l’époque un rapprochement avec la Russie contre les Etats-Unis ; ou une espèce de front antiaméricain. Quand il a quitté le pouvoir en 1994, la Chine commençait à être un peu plus critique à l’égard des Etats-Unis.
C’est quand même un homme du XXᵉ siècle, qui a connu la France pendant la Première Guerre mondiale, l’Union soviétique à ses débuts, la guerre civile chinoise. Pour cette génération de communistes chinois, les Etats-Unis étaient encore un modèle. C’est beaucoup plus tard que ce modèle a été contesté, surtout après l’intervention en Irak de 2003 et les autres opérations étrangères qui ont mis à mal le prestige moral américain.
Vous insistez aussi sur son rôle central dans le massacre de Tiananmen…
Il porte la responsabilité principale de Tiananmen, car c’est lui qui a tranché, autorisant l’armée à tirer sur les étudiants. Face à une direction divisée, s’il avait voulu, il aurait pu appuyer Zhao Ziyang [NDLR : le secrétaire général du PCC au moment des événements, qui a manifesté son soutien aux étudiants] contre le Premier ministre Li Peng, adepte d’une ligne dure. Mais cela ne faisait pas partie de ses options.
Lors de cet épisode tragique, tout a commencé par la manière dont il a écarté en 1987 le réformateur Hu Yaobang du poste de n° 1 du Parti. Il a senti qu’au sein du PCC, certains responsables avaient été un peu contaminés par les idées libérales. Et puis finalement, il y a eu le massacre du 4 juin.
Vous rappelez aussi que c’est Li Peng qui a instauré la politique de l’enfant unique, dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui…
C’est l’une de ses grandes erreurs, avec le massacre de Tiananmen, bien sûr, qui est une tragédie. Au moment où la transition démographique commençait, il aurait pu limiter les naissances à deux par famille. Mais il n’a pas écouté les experts. Les foyers urbains commençaient à faire beaucoup moins d’enfants. Aujourd’hui, les conséquences sur le vieillissement sont terribles : c’est une bombe à retardement sociale, économique et financière.
Deng Xiaoping et sa famille ont connu des heures très dures, sous Mao. Après avoir été victime d’une purge, comment a-t-il réussi à survivre puis à prendre le pouvoir ?
Ce qui a sauvé Deng Xiaoping, c’est sa proximité avec Mao. Dès la "Longue Marche" (1934-1935), à la base politique et militaire de Yan’an (dans la province du Shaanxi), jusqu’en 1949, puis dans les années 1950, après la fondation de la République populaire. C’est seulement au début des années 1960, après la catastrophe du "Grand Bond en avant", qu’il commence à travailler avec le leader Liu Shaoqi, pour remettre l’économie sur les rails. Mao a alors senti que Deng Xiaoping prenait ses distances de lui et s’est vengé. Purgé une première fois en 1967, il est placé en résidence surveillée puis envoyé dans le Jiangxi pour travailler dans une usine de tracteurs. Le sort qui lui est réservé est toutefois relativement clément, par rapport à celui de Liu Shaoqi, qui meurt en prison. Et il ne sera jamais exclu du Parti. Mao a pris en compte sa proximité passée avec Deng, et le fait qu’il avait joué à ses yeux un rôle positif dans le conflit sino-soviétique, où il était aux premières loges.
Il a fait preuve de beaucoup de souplesse, de patience, et d’endurance dans un système politique particulièrement violent, dont il avait parfaitement compris le fonctionnement. Il a dû faire un nombre incalculable d’autocritiques, avaler beaucoup de couleuvres.
Réintégré en 1973, Deng Xiaoping est à nouveau purgé en 1976, pour avoir refusé de déclarer que la Révolution culturelle avait été positive. Il a préféré quitter le pouvoir et attendre, pensant qu’une fois Mao parti, le Parti aurait besoin de lui. Cela s’est avéré un pari gagnant, puisqu’il revient aux manettes dès 1977.
Si l’on revient à la jeunesse de Deng Xiaoping, vous rappelez que c’est en France qu’il a découvert le Parti communiste…
C’était un gamin de 16 ans. Il a évolué dans un environnement dominé par des activistes qui croyaient au marxisme, nourrissaient beaucoup d’espoir dans l’Union soviétique. A cette époque, à l’issue de la Première Guerre mondiale, l’URSS apparaissait comme une sorte de paradis sur terre. Alors que leur pays était très pauvre, les activistes chinois la voyaient comme un modèle de modernisation. Deng Xiaoping s’est alors lancé dans la politique avec Zhou Enlai, le futur Premier ministre, de manière assez enthousiaste. Son séjour en Union soviétique l’a ensuite confirmé dans ses convictions.
Le fait de travailler à l’usine en France a-t-il aidé à forger ses convictions ?
Oui, d’une certaine façon, même si son expérience en France a été globalement difficile. Il ne venait pas d’un milieu ouvrier, mais de l’élite locale, d’une famille de propriétaires fonciers, et avait reçu une assez bonne éducation. En réalité, il n’a pas beaucoup apprécié son expérience de travail à la chaîne. Il a quitté plusieurs boulots, parce qu’il avait du mal, n’étant pas très fort physiquement, avant de se retrouver dans l’usine Hutchinson de Montargis, qui fabriquait des chaussures. Ce qui lui a vraiment plu, à la fin de son séjour en France, c’est son travail de propagande, qui lui a valu d’être surnommé "M. Ronéo" (allusion aux fascicules qu’il assemble). C’est à ce moment-là qu’il a commencé à montrer ses talents, parce qu’il savait écrire. C’est ça qui l’intéressait. Et il a continué à développer ses aptitudes pour la propagande par la suite.