L’enseignement de l’histoire, lorsqu’il est correctement appréhendé, est un merveilleux outil pour affiner les jugements et développer le sens critique des élèves. L’ouverture d’esprit qui doit en découler est généralement synonyme de tolérance autant que d’esprit de finesse. Au-delà de ma passion pour cette discipline, je fais ce métier pour tenter de transmettre ces précieux outils intellectuels à mes élèves.
Mais il y a quelques semaines, j’ai été personnellement confronté à une situation kafkaïenne qui a renforcé ma conviction que l’institution n’est plus toujours, loin s’en faut, au service de cette Histoire qui élève l’esprit en nous libérant du sectarisme et des préjugés.
Une question m’a taraudé pendant plusieurs années à propos d’une thématique historique bien précise : comment faire comprendre à des élèves de terminale – qui n’ont été instruits sur la guerre civile espagnole que par des professeurs de langue étrangère peu ou mal formés d’un point de vue historique – l’adhésion d’une grande partie de la population au combat franquiste ? Ce questionnement à première vue élémentaire prend en réalité tout son sens lorsqu’on constate qu’après leurs cours d’espagnol extrêmement simplistes sur le sujet, les lycéens croient généralement que Franco est un Hitler espagnol, que les fascistes ont vaincu les démocrates, bref, que le mal a vaincu le bien.
Le rôle d’un professeur d’histoire consiste à essayer de dépasser ces jugements moraux pour atteindre une compréhension aussi claire que possible des événements. C’est loin d’être évident, même lorsqu’il s’agit d’adultes instruits, tant nos esprits sont conditionnés, souvent de façon inconsciente, par des ferments idéologiques.
Donner à connaître les persécutions religieuses qui ont eu lieu avant et pendant la guerre civile m’a semblé un angle d’attaque pertinent. Pour ce faire, j’ai utilisé un texte volontairement violent qui décrivait de quelle manière des membres du clergé régulier avaient été torturés et assassinés par des socialistes radicalisés, des communistes et des anarchistes. Je voulais que mes étudiants, eux-mêmes émus par les violences décrites, puissent envisager l’état de sidération de millions d’Espagnols encore fortement attachés aux traditions et pratiques catholiques. Bien entendu j’ai également expliqué les racines philosophiques et matérielles de cet anticléricalisme virulent pour que les élèves comprennent le point de vue des criminels endoctrinés.
Si une moitié au moins de l’Espagne s’est rangée dans le camp dit « national », ce n’est donc pas parce qu’elle adhérait à des idées fascistes et à un régime politique dont elle ne pouvait imaginer l’évolution future, mais surtout parce qu’elle était effrayée par le projet révolutionnaire d’une grande partie de la gauche qui n’était pas, ou plus, républicaine. L’idée que la guerre civile espagnole a vu s’affronter un camp démocrate et un camp fasciste est un mythe qui a la peau dure tant le déficit de formation est grand chez les professeurs de l’Éducation nationale. Certains prétendent, à juste raison, que le manque de culture historique n’explique qu’en partie la persistance du mythe. Il convient d’y ajouter le prisme idéologique d’une majorité d’universitaires peu enclins à instruire contre « leur camp ».
Ce texte a fortement « choqué » plusieurs élèves.
Pour mettre les choses en perspective, chacun peut se procurer ou parcourir sur internet un manuel d’histoire de terminale pour s’apercevoir que de nombreux documents sont particulièrement brutaux : photos d’enfants nus dans des camps d’extermination en 1945, évocations de tortures dans les régimes communistes ou durant la guerre d’Algérie, etc. Le XXe siècle est suffisamment riche en horreurs pour rendre parfois très glauques les manuels de l’Éducation nationale. C’est ainsi, et il faut le rappeler : choquer ou émouvoir ont des vertus pédagogiques. Un élève n’est pas un robot. Nous devons nous adresser au moins autant à ses affects qu’à son intellect si l’on veut lui faire comprendre des choses importantes. Ainsi nombreux sont les professeurs d’histoire qui projettent des extraits du célèbre film documentaire « De Nuremberg à Nuremberg » dont les images servies par la musique glaciale de Vangelis, sont particulièrement bouleversantes.
En somme, il aura suffi qu’une ou deux de ces élèves aillent exprimer leur vive émotion auprès du Proviseur pour que celui-ci, avant même d’entendre mes explications mais après avoir donné à lire le texte à l’Inspecteur, me place en mesure conservatoire.
Toutefois le plus grave, à mes yeux, advint lors des entretiens avec ce dernier qui par son parcours universitaire ne pouvait ignorer les persécutions religieuses perpétrées par la gauche révolutionnaire espagnole durant les années 1930. De fait, ces persécutions sont considérées comme les plus importantes depuis la Révolution française, du moins en Europe occidentale.
Il m’a été vertement reproché d’avoir mis l’accent sur ces faits notoires mais surtout d’avoir tiré l’article d’un site d’information catholique conservateur où l’auteur écrit régulièrement. Ce dernier pourtant recommandé par des universités françaises, lui-même professeur de faculté d’histoire et auteur de nombreux ouvrages, ne serait pas un « historien » au dire de l’Inspecteur. Plus inquiétant encore, il serait ouvertement antiféministe car au début de l’article dont j’ai extrait le texte pour mes élèves, il critiquait la manière sarcastique dont une célèbre féministe espagnole avait évoqué les viols de nonnes au début de la guerre civile. Cela en dit long sur la manière dont le combat idéologique peut finir par priver le combattant de toute logique élémentaire. Lorsque j’ai questionné mon Inspecteur sur l’historicité des faits décrits, celui-ci s’est contenté de répondre que « là n’était pas la question »…
Tirons, pour conclure, les enseignements de cet épisode qui, heureusement pour moi, se termina par une levée sans sanction de la mesure conservatoire.
Doit-on écarter de nos pratiques pédagogiques tel ou tel historien pourtant soucieux des faits au prétexte qu’il serait ouvertement de droite ? Il s’agirait selon moi d’une faute à la fois méthodologique et déontologique en contradiction avec la laïcité républicaine.
Il est tout à fait significatif que les faits pourtant connus que j’ai étudiés en classe soient très peu mis en avant voire laissés de côté par les historiens classés à gauche. Le piège se referme donc sur les enseignants qui voudraient traiter ces événements tout en acceptant le principe tacite d’ostracisation des chercheurs de droite. C’est ainsi que dans l’immense majorité des cas, les élèves français n’entendent jamais parler de ces crimes dans le cadre scolaire.
Il se trouve que l’un des aspects les plus intéressants de l’enseignement de l’histoire au lycée consiste à faire comprendre que les silences disent au moins autant que les éclairages. L’honnêteté intellectuelle impose de se pencher attentivement sur les angles morts de toutes les écoles historiographiques. En priver des élèves quasiment adultes constitue indéniablement un manquement grave à l’éthique de ma profession.
Qu’il soit encore quasiment impossible, dans l’Espagne actuelle, de débattre sereinement de cette tragédie qu’a été la guerre civile peut se comprendre. Mais nous devons aux élèves français un regard dépassionné qui embrasse les divers points de vue pour comprendre ce qui s’est passé tout en évitant, bien entendu, le piège de la justification des violences. C’est le meilleur rempart contre les dérives liées au fanatisme et l’entretien d’une guerre des mémoires à laquelle théoriquement, en tant que Français, nous n’avons pas à prendre part.
« L’historien n’est pas un juge […] il n’a pas de tabou », ont rappelé les illustres historiens et historiennes signataires de la pétition de 2005 qui pointait les dangers de l’immixtion du politique dans les questions historiques. Ces rappels constituent le socle de toute démarche scientifique visant à éclairer le passé. Il est de notre devoir de l’enseigner aux élèves de lycée, notamment en classe de terminale et surtout s’ils n’ont pas vocation à suivre des études d’histoire !
Concernant, enfin, l’antiféminisme supposé de l’historien qui suffirait à le discréditer non seulement moralement mais aussi professionnellement : devrait-on donc trier les historiens en fonction d’un « certificat de moralité » et ne convoquer que ceux qui correspondent aux standards de l’historiographie de gauche, piétinant au passage nos principes démocratiques les plus élémentaires ? Ces questions aussi vertigineuses que glaçantes rappellent des heures sombres, très sombres, du siècle passé.
Je n’ose évidemment imaginer que tous les inspecteurs soient – par conviction ou par opportunisme – aussi dogmatiques. Toutefois, la décomplexion de celui qui a traité mon cas tend à me laisser penser qu’il n’a pas agi en franc-tireur. Son assurance autant que sa virulence font sens si l’on admet qu’une pensée systémique est à l’œuvre.
Mon intime conviction est que si le texte étudié avait évoqué des violences franquistes, l’émoi des élèves n’aurait pas été traité de la même manière par ma hiérarchie. Sans doute même que mon inspecteur n’aurait pas daigné se déplacer pour m’invectiver.
Ainsi en va-t-il de ceux qui osent parier, sans pour autant se leurrer sur leur propre objectivité personnelle, sur une forme d’impartialité historique dans l’Éducation nationale.
L’article L’impartialité dangereuse: quand l’évocation des crimes de gauche devient une faute est apparu en premier sur Causeur.