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Quand la fonction publique fait fuir les candidats : "Il serait temps de s'inspirer du privé"

L’Etat et les collectivités publiques sont-ils devenus des employeurs comme les autres ? Pas vraiment, à en croire une étude sur l’attractivité de l’emploi public publiée le 18 novembre par l’EM Normandie et Actual groupe : "les candidats intéressés par l’emploi public s’y trouvent déjà. Réciproquement, l’emploi public ne semble pas faire partie des options souhaitables ou même envisagées par la majorité des actifs". Et pourtant, souligne l’étude, "près d’un tiers des agents est en CDI (1,2 million d’agents publics sur 5,67 millions au total) ce qui met la fonction publique en concurrence directe avec le secteur privé pour attirer et fidéliser les talents". Conséquence de ce manque d’attractivité : le nombre de candidats par poste fond comme neige au soleil, le turnover monte en flèche et "faute de postulants, certains services sont contraints de baisser leurs exigences".

Jean Pralong, enseignant-chercheur spécialiste des questions de gestion des ressources humaines à l’EM Normandie analyse pour L’Express cette crise d’attractivité dans le secteur public et propose plusieurs pistes pour attirer un vivier plus important de futurs postulants dans le giron de l’Etat. "Dès lors que la fonction publique s’ouvre à des CDI, c’est-à-dire qu’elle se positionne comme un recruteur privé, il faut qu’elle aille jusqu’au bout de l’équation et qu’elle calque ses pratiques de recrutement sur celles du privé", prévient le chercheur. Qui appelle à désacraliser la voie du concours : "Les agents contractuels sont vus comme une espèce de fonctionnaire au rabais. Ce n’est plus du tout comme cela qu’il faut raisonner". Entretien.

L’Express : Le nombre moyen de postulants par emploi ouvert, toutes fonctions publiques confondues, est passé de 16 en 1997 à 6 en 2022. Pourquoi la fonction publique est-elle devenue si peu attractive ?

Jean Pralong : La première explication, c’est que les métiers les plus visibles, les plus "connus" ne sont plus attractifs. C’est le cas des enseignants notamment. On peut dire qu’en trente ans, leur statut a perdu de son prestige, le milieu scolaire étant un lieu souvent stigmatisé. Ensuite, beaucoup d’opportunités sont tout simplement méconnues. Cela tient au fait que le recrutement dans la fonction publique se fait principalement par concours. Or, le concours fait peur. Il faut le préparer, c’est long, c’est aléatoire. Le processus est opaque pour la plupart et renvoie à quelque chose de très scolaire. J’ajouterais que les appellations des métiers dans la fonction publique ne sont pas très compatibles avec ce qui existe dans le privé. Mis bout à bout, tout cela crée une espèce de barrière. Il y a ainsi un coût d’entrée perçu comme élevé pour comprendre quels sont ces métiers et comment y accéder. Enfin, sur le fond, les concours ne sont pas du tout orientés candidats, là où aujourd’hui les entreprises, elles, se mettent en quatre pour que le recrutement soit une expérience engageante, qui donne envie et qui soit un avant-goût de ce qui se passera après.

Pourquoi la voie du concours reste-t-elle encore si prépondérante dans la fonction publique ?

Je crois qu’il y a un mécanisme tout à fait typique : quand on a souffert pour passer un concours et le réussir, on a tendance à le légitimer. On a tellement sué pour le décrocher qu’il fait partie intégrante de l’identité du lauréat. Il y a là un travail de remise en cause à effectuer de manière un peu frontale - d’ailleurs, l’ouverture de la fonction publique aux agents contractuels est déjà en soi une remise en cause du concours lui-même -, car dans les équipes, on observe une segmentation : celui qui a passé le concours a un peu plus de prestige parce qu’il a passé l’épreuve reine ; celui qui, à côté, a le même travail mais est contractuel, est perçu comme une force supplétive. Or, ce n’est plus du tout comme cela qu’il faut raisonner.

La fonction publique se pose sûrement aujourd’hui la question de l’évaluation mais pas assez celle de la séduction

"Reste donc à inventer de nouveaux imaginaires moins généraux et plus proches des réalités", conclut l’étude. Par exemple ?

Le pire serait de vouloir réenchanter l’emploi public en rabâchant un discours unique sur les valeurs du service public et l’intérêt général. "Vous servez l’Etat, vous servez la collectivité, vous servez la République" : c’est en effet très noble, mais ce genre de message ne marche plus auprès des candidats. On aurait donc tort de chercher à attirer avec ces principes qui, en réalité, ne sont souvent qu’une jolie vitrine visant à faire accepter des salaires inférieurs, des conditions de travail dégradées, pas de carrière, etc.

Il n’est pas certain que la marque employeur service public fasse encore sens. D’ailleurs, vous l’aurez noté, "la culture et les valeurs du service public" arrivent en sixième position des priorités chez les candidats à un emploi public. En cela, je trouve plutôt rassurant que "le contenu du travail et des missions" arrive en deuxième position [NDLR : derrière "l’équilibre vie professionnelle-vie privée"]. Si on veut attirer des candidats, il faut leur parler du travail, de ce qu’ils auront à faire. Montrer que ce travail-là peut correspondre à leurs compétences et aussi à leurs intérêts personnels. Or, quand on parle de service public en France, on parle beaucoup moins de ses missions et de son intérêt que de sa bureaucratie, de ses pesanteurs etc. Il n’est pas étonnant que les candidats ne se bousculent pas au portillon…

Comment les agents du secteur public doivent-ils ajuster leur discours et leurs méthodes pour attirer les candidats ?

Comme je le disais, sans doute les recruteurs - qui eux-mêmes ont passé des concours - regardent encore trop les contractuels comme une espèce de force supplétive, des agents de second choix. Il faut donc les amener à acquérir les méthodes d’embauche qu’on utilise dans le privé pour attirer des candidats. La fonction publique se pose sûrement aujourd’hui la question de l’évaluation mais pas assez celle de la séduction. Or, le recrutement, c’est viser un consensus entre le recruteur, le candidat et celui avec qui il va travailler. Si on ne se fixe pas ce consensus comme objectif, il y a forcément un des trois qui ne sera pas d’accord avec les deux autres. Il faut donc donner aux recruteurs du public les codes de ce qui fonctionne auprès des candidats du privé, c’est-à-dire leur parler non pas de grande mission de service public, mais de contexte, d’activités, d’objectifs, de techniques à utiliser et de ce qu’on va attendre d’eux, etc. Ce qui se fait d’ailleurs déjà d’une certaine façon dans une partie de la fonction publique, dans les EPIC par exemple (Etablissements publics à caractère industriel et commercial en France), qui fonctionnent à ce niveau-là comme dans le privé. Il faudrait élargir ces pratiques : l’Education nationale est trop structurée autour des dogmes du fonctionnariat et des concours d’entrée ; être contractuel serait un sas en attendant la voie "prestigieuse" du concours. Or dès lors que la fonction publique s’ouvre à des CDD ou CDI, c’est-à-dire qu’elle se positionne comme un recruteur privé, il faut qu’elle aille jusqu’au bout de l’équation et qu’elle calque ses pratiques d’embauche sur celles du privé.

Les candidatures se sont faites si rares que le recruteur public dispose désormais d’un choix très limité pour sélectionner le candidat final

"58,57 % des candidats intéressés étaient déjà contractuels de la fonction publique", indique l’étude, qui pointe l’endogamie du recrutement public. Comment en sortir ?

Oui, et si on caricature un peu, on peut dire que tous les candidats au public sont déjà dans le public. Cela a d’ailleurs été une vraie surprise de l’étude pour moi. D’un côté, cela montre que ceux qui y sont rentrés (par attachement au service public ou parce qu’ils viennent d’une famille de fonctionnaires par exemple), s’y sentent bien. Mais de l’autre, cela veut dire aussi que les travailleurs du privé méconnaissent les métiers du public et ce que peut leur apporter la fonction publique. Comme si les marchés du recrutement public et privé étaient étanches. Cette cloison étanche, il faut l’abattre. Comment ? En trouvant des moyens pour aller parler à des candidats qui sont actuellement dans le privé pour leur faire savoir qu’il y a des postes à pourvoir. Pour cela, il faut confier le processus d’embauche à de bons connaisseurs du marché du travail : des acteurs tels que des cabinets de recrutement qui savent conjuguer évaluation et séduction.

D’après l’étude, trois types d’individus représentent près de 65 % des candidats intéressés par des carrières publiques. Parmi eux, on retrouve les "stables optimistes" (qui attachent une grande importance à l’équilibre travail-vie privée et au contenu des missions), qui ont le plus de chance d’être en phase avec la réalité de l’emploi public. Que faut-il en conclure ? Et ne faudrait-il pas faire en sorte d’attirer davantage de "talentueux optimistes" (à la recherche de missions stimulantes, où qu’elles se trouvent) ?

Les "talentueux optimistes" ne font pas du tout la différence entre privé et public. Ce qui est important pour eux, c’est le côté excitant des missions, les compétences à développer et pas du tout le cadre juridique. Peut-être qu’il en faudrait plus en effet. Là où c’est un peu moins réjouissant, c’est qu’ils sont très volatils et qu’ils vont s’ennuyer très vite. Or, dans n’importe quelle organisation publique ou privée, il y a des métiers dont les activités sont récurrentes – la comptabilité, par exemple - ce qui n’est pas toujours exaltant. Il faut donc aussi des candidats qui sont là pour la stabilité, pour la pérennité, pour bien effectuer un travail quotidiennement avec assiduité plutôt qu’à rechercher à tout prix de la stimulation. Avec cela, les "stables optimistes" sont les plus en phase.

"La sélectivité a été réduite de moitié dans la fonction publique d’Etat depuis 2007", peut-on lire dans l’étude. C’est-à-dire ?

Cela signifie que les candidatures se sont faites si rares que le recruteur public dispose désormais d’un choix très limité pour sélectionner le candidat final. Et faute de choix, on emploie des personnes qui ont un niveau un peu inférieur parce qu’il faut bien avoir des effectifs. Cela n’est pas très grave s’agissant de fonctions pour lesquelles un diplôme garantit les compétences - les infirmiers par exemple. En revanche, c’est plus délicat pour des activités moins régulées ou des activités où les compétences comportementales sont importantes. Or, le recrutement, c’est une question de comparaison : évaluer c’est difficile, comparer c’est facile. S’il y a beaucoup de candidats, non seulement le choix peut être possible mais surtout on a un échantillon de comparaison pour mieux détecter les meilleurs profils. S’il a moins de candidats, le recruteur pourra toujours retenir les meilleurs (ou les moins mauvais candidats), mais le référentiel de comparaison sera bien moins précis, ce qui réduira l’efficacité globale du processus de sélection.

Que révèle l’augmentation du turn-over dans la fonction publique ? Y a-t-il un problème de management ?

Comme vous le savez sans doute, dans la fonction publique on ne parle pas de "management" mais "d’encadrement" ou de "pilotage". Peut-être parce que "management" est un terme anglo-saxon et qu’il renvoie à la sphère du privé. Mais aussi parce que, dans beaucoup de services, il y a l’idée de coordination mais pas de pouvoir. C’est le cas du proviseur dans un lycée par exemple : il a un rôle de coordination, mais il ne recrute pas, ne récompense pas, n’a aucun levier sur les salaires etc. Ce n’est pas du management…

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