Pendant que certains se drapaient hier soir dans un rêve bleu, c’est une vague rouge qui a déferlé outre-Atlantique ce 6 novembre au matin, emportant avec elle la "Kamalamania". Non seulement Donald Trump va revenir à la Maison-Blanche, en remportant contre toute attente le vote populaire, mais les républicains reprennent le contrôle du Sénat et pourraient rester majoritaires à la Chambre des représentants. Qu’il semble déjà loin, ce sondage inattendu et (trop ?) largement commenté qui donnait il y a encore quarante-huit heures Kamala Harris en tête dans l’Iowa grâce au vote des femmes. L’Etat a finalement été remporté par le candidat républicain. Loin aussi, ces révélations fracassantes d’anciens lieutenants de Trump sur sa supposée fascination pour Hitler, lesquelles auraient pu convaincre les derniers électeurs indécis de ne pas voter pour le "fasciste" milliardaire. Loin, la tornade annoncée Taylor Swift, dont on avait dit (à L’Express aussi) qu’elle pouvait faire basculer l’élection. Pourtant, quiconque a pris le temps de scruter ces derniers mois les motivations des électeurs américains et creusé les enquêtes d’opinion ne sera guère surpris par le résultat de cette présidentielle.
Déjà, une semaine avant le scrutin, dans les colonnes du New European, le journaliste britannique Matthew d’Ancona appelait à "réfléchir aux leçons de cette campagne très longue, riche en action et éprouvante pour les nerfs, et à ce que les progressistes d’Amérique et d’ailleurs peuvent en tirer". Et l’éditorialiste d’appuyer là où ça fait mal : "Si le message libéral de base est si clairement dans le mille, si manifestement vrai, si irrésistiblement attirant, comment se fait-il qu’un criminel condamné, en attente de procès pour subversion électorale, jugé responsable d’agression sexuelle et deux fois mis en accusation soit en lice, et encore plus sur le point d’obtenir un second mandat présidentiel ?" Un premier élément de réponse se trouve du côté de l’économie – surtout l’inflation –, préoccupation n° 1 des électeurs américains.
Certes, outre-Atlantique, l’inflation est tombée en septembre à son plus bas niveau depuis février 2021, et le salaire moyen a décollé ces dernières années. Mais la flambée des prix post-Covid qui a déferlé sur le portefeuille des Américains un an après l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche – l’inflation cumulée a atteint environ 20 % entre 2021 et 2024 – continue de coller à la peau du camp démocrate. "Les gens ont l’impression que tout devient de plus en plus cher et qu’ils ne sont pas en mesure de faire face au coût de la vie, quel qu’il soit", analysait début novembre Darrell Bricker, directeur général d’Ipsos Global Public Affairs, interrogé par la BBC.
Malgré des créations d’emploi décevantes ces derniers mois, le bilan économique de Joe Biden est pourtant jugé plutôt bon, avec un taux de chômage qui reste bas et une croissance au beau fixe. Comment dès lors expliquer cette distorsion ? "L’opinion des électeurs sur leur propre qualité de vie est plus importante que les grands chiffres sur l’état de l’économie nationale", avance Darrell Bricker, alors qu’un sondage CNN publié cet été indiquait que 39 % des Américains craignent que leurs revenus ne suffisent pas à couvrir leurs dépenses. Soit 11 points de plus qu’en 2021. Selon un sondage de l’institut Gallup mené en septembre, 54 % des électeurs jugeaient Trump mieux à même de gérer l’économie que son adversaire démocrate, laquelle avait pourtant promis de réduire le coût de l’alimentation et du logement. Et alors même que certains économistes assurent que le programme du candidat républicain sera un désastre pour le consommateur américain.
Comme l’explique le quotidien britannique The Economist, le fond du problème n’est pas tant financier que culturel et, cela, les progressistes ne l’ont pas encore saisi : "Pour de nombreux Américains sans diplôme universitaire, les démocrates ne leur parlent plus, ils les méprisent. C’est pourquoi, bien qu’ils aient été inondés de dollars par le gouvernement fédéral sous la présidence de Joe Biden, les membres des syndicats industriels américains se rapprochent de Donald Trump cette année." Invité d’une grande chaîne de télévision américaine le 4 novembre, l’ancien membre du Congrès Joe Walsh, républicain anti-Trump, alertait à ce propos sur la déconnexion du camp démocrate avec les Américains de la classe ouvrière : "Ils sont devenus le parti des élites riches et éduquées. Si on m’avait donné 1 dollar pour chaque conversation que j’ai eue au cours des cinq ou six dernières années avec un homme ou une femme de la classe ouvrière qui m’a dit : 'Joe, je sais que Trump est un trou du c…, je sais que le mouvement Maga ["Make America Great Again"] peut être un peu fou, mais les démocrates sont des élitistes qui ne me comprennent pas et me regardent de haut', je serais un homme riche", confiait-il.
Parler davantage et autrement aux classes populaires ? Telle est l’idée principale des intellectuels américains John B. Judis et Ruy Teixeira dans leur livre publié en 2023 Where Have All the Democrats Gone ? ("Où sont passés tous les démocrates ?"), qui incitent les démocrates à "redevenir le parti du peuple". Leur principale préconisation ? Tirer un trait sur le "radicalisme culturel" qui a été poussé dans l’ombre du parti par des groupes d’intérêts et qui, selon eux, a aliéné les électeurs de la classe ouvrière sur quatre questions clés : la race, l’immigration, le genre et le climat.
L’immigration, par exemple, est le deuxième sujet de préoccupation de l’électorat républicain. Dans un entretien à L’Express le 8 juillet dernier, Daron Acemoglu, nouveau Prix Nobel d’économie, glissait : "Aux Etats-Unis, l’immigration est la principale raison de la présence de Trump sur le devant de la scène." "Les classes ouvrières ne sont pas toujours prêtes à accueillir les immigrés, surtout en masse, surtout sous la forme d’enclaves. Les politiques doivent donc trouver un moyen de traiter ces questions, sans se contenter de les survoler. Ils n’ont pas entamé le type de conversation nécessaire pour convaincre les électeurs et déterminer dans quelles circonstances nous devrions accueillir des réfugiés, quelles limites nous voudrions imposer et quelles autres restrictions nous devrions mettre en place", ajoutait le très réputé professeur d’économie au MIT.
Si, durant la campagne, Kamala Harris a promis de "renforcer la sécurité" et de "réformer le système d’immigration défaillant", faire du Trump "light" n’est pas suffisant, estimait récemment le journaliste Matthew d’Ancona : "La droite populiste et nationaliste continuera à prospérer jusqu’à ce que les progressistes proposent leur propre message persuasif et sans complaisance sur cette question […]. Il est vain de nier à quel point les libéraux du monde entier ont échoué à offrir une alternative sérieuse à la politique xénophobe et gestuelle de leurs opposants. […]. Harris a manifestement refusé de proposer une alternative cohérente, recourant (à l’instar de Keir Starmer) à un langage de procureur sévère qui n’est qu’une tentative confuse d’offrir une version plus humaine de la position épouvantable de Maga." Et cet ancien rédacteur en chef au journal The Spectator de déplorer les lacunes des libéraux : "Les arguments économiques, humanitaires et sociaux sont puissants, mais rarement présentés avec conviction." Et pourtant, dans un monde qui se dépeuple, les immigrés qualifiés "représenteront une incroyable opportunité pour toute société vieillissante qui sera capable de les intégrer", prévient dans L’Express l’économiste Nicholas Eberstadt, à la condition toutefois que les dirigeants proposent un cap aux citoyens : "Il faudra donc que chaque pays mette en place les conditions d’un dialogue à l’échelle nationale pour parvenir à un consensus sur le rôle de l’immigration dans les années à venir. Car, plus le fossé entre les gens ordinaires et les élites se creuse, plus il sera, je pense, difficile d’élaborer une politique d’immigration durable", exposait ce spécialiste de démographie.
Un fossé qui tend aussi à se creuser quand la cohérence du discours politique s’évapore. En la matière, là où Trump, quoi que l’on pense de son programme, a une ligne claire, la candidate démocrate a payé son manque de clarté, voire une forme de duplicité. L’exemple le plus récent a été mis au jour par CNN : sur le dossier Israël-Gaza, les messages de la campagne de Kamala Harris différaient en fonction de l’Etat dans lequel se trouvent les électeurs. Dans le Michigan, un Etat à forte population musulmane, l’ancienne procureure a adressé des messages pro-Gaza, affirmant qu’elle "ne restera pas silencieuse". Là où, en Pennsylvanie, ciblant les électeurs juifs indécis, on pouvait l’entendre dire dans un spot publicitaire : "Laissez-moi être claire, je défendrai toujours le droit d’Israël à se défendre."
Sur le climat aussi, compliqué de suivre la démocrate. "Son plus grand revirement est peut-être celui qu’elle a opéré sur la question de la fracturation hydraulique. Alors qu’elle était une farouche opposante à cette méthode d’extraction des combustibles fossiles, Kamala Harris y est aujourd’hui favorable. Des experts américains ont souligné que cette volte-face visait probablement à gagner des électeurs marginaux en Pennsylvanie", soulignait ainsi le 22 octobre le New Statesman, un magazine britannique classé à gauche. Autre bizarrerie déconcertante pour une partie de l’électorat américain : la proximité affichée tout au long de la campagne entre Kamala Harris et la républicaine anti-Trump Liz Cheney - fille de Dick, le vice-président de George Bush Jr, que les démocrates ont longtemps vilipendé pour avoir été l’un des artisans de la guerre en Irak et avoir mis le feu au Proche-Orient. "Si Kamala Harris veut se présenter comme la candidate de la 'page tournée', pourquoi s’est-elle alignée sur la famille Cheney ?", s’interrogeait ainsi Freddy Gray, rédacteur en chef de l’édition américaine du Spectator. Notant comme d’autres observateurs, une forme de "réalignement" politique aux Etats-Unis : "Les démocrates hippies, qui se méfient de l’Amérique des affaires, de Big Pharma, du complexe militaro-industriel et de Washington, sont de plus en plus attirés par Trump. Les riches néoconservateurs républicains, qui donnent la priorité à la sécurité nationale (du moins à l’idée qu’ils s’en font) plutôt qu’à la liberté d’expression, par exemple, font partie de l’équipe Kamala. Le problème pour les démocrates est que le premier groupe est nettement plus populaire que le second. Donald Trump comprend cette dynamique mieux que quiconque."
Il est douloureux pour un journaliste de l’écrire, mais le long travail de sape de la presse traditionnelle entamé par Donald Trump il y a plusieurs années, semble aussi avoir porté ses fruits. "Dans ce combat contre la presse, ’quatrième pouvoir', Donald Trump conforte une image de virilité qui ne cède jamais face à des médias d’information jugés par un nombre croissant d’Américains peu fiables et suspects de tous les maux", décryptait dans un thread sur X l’historien spécialiste des Etats-Unis Corentin Sellin le 23 octobre. Exemple à l’appui : les révélations de The Atlantic et du New York Times le 22 octobre selon lesquelles Donald Trump aurait témoigné son admiration pour Hitler lors d’échanges privés durant son premier mandat. "Deux titres majeurs de la presse US qui citent un ex-président (futur ?) ayant fait des compliments, directs ou indirects, sur Hitler, d’après son ancien secrétaire général de la Maison-Blanche. Il y a 10-15 ans, le scandale aurait été monumental, inédit. Et là… rien ou presque", a tweeté le chroniqueur politique, apportant une nuance : "Trump n’invente pas la défiance, il l’utilise". Et pour cause, selon une enquête Gallup publiée le 14 octobre, seulement 31 % des Américains déclarent faire "confiance" ou "assez confiance" aux médias traditionnels.
La frustration d’une partie des hommes américains – les plus jeunes notamment (ils sont 54 % à avoir voté Trump ce 5 novembre soit 11 points de plus qu’en 2020) – constitue un autre angle mort des démocrates, qui, en se concentrant sur certaines problématiques sociétales, si légitimes soient-elles, ont omis de parler aussi à cette frange de la population qui se sent déboussolée. "Les problèmes de Trump avec les femmes sont largement connus, mais les problèmes de Harris avec les hommes n’ont que récemment occupé le devant de la scène dans la campagne", écrivait ainsi, le 23 octobre, le journaliste de l’édition américaine de Politico Alex Keeney. Cité dans l’article, Richard Reeves, maître de conférences à Brookings et président de l’American Institute for Boys and Men (AIBM), confiait : "Le sentiment que me donnent les jeunes hommes est qu’ils en ont assez. Ils en ont assez d’être sermonnés, de s’entendre dire que leurs problèmes ne comptent pas autant." "Certains peuvent y voir une justice après des siècles de domination masculine. Mais, si la politique est souvent une question de justice, c’est aussi une question de sentiments, d’écoute et de messages. Et cela conduit inévitablement certains hommes vers Trump, le candidat qui a fait carrière en présentant une version exagérée du mâle alpha", concluait Alex Keeney.
Autre facteur ayant échappé à notre vigilance : le très décrié J. D. Vance, qui n’est probablement pas étranger à la victoire de Donald Trump. C’est du moins l’avis de Bonnie Kristian, directrice éditoriale des idées et des livres à Christianity Today. Laquelle, pour être allée à la rencontre d’électeurs sur le terrain, a pu constater que le jeune et très droitier colistier du candidat républicain a su séduire les conservateurs ayant une aversion pour le manque de moralité de Trump. "Le grand atout de Vance est son orientation vers la paternité et la famille, la façon dont il associe les enfants au rêve américain et son intérêt manifeste pour la politique familiale pronataliste et les taux de fécondité", notait-elle le 2 novembre sur MSNBC. "Ces électeurs qui n’ont jamais voté Trump et qui ont peut-être voté Vance ne sont pas nombreux. Mais, dans une course serrée, leurs décisions pourraient faire la différence", ajoutait la journaliste.
Conservateur ou non, électeur "moyen" ou non, difficile enfin de résister à l’appel du fameux bon vieux temps dans un monde incertain. Et cela, Donald Trump l’a bien compris, lui qui fait jouer dans ses meetings sa playlist préférée – qui va de Village People à Elvis Presley, en passant par Andrea Bocelli. Lui qui concluait récemment un rassemblement à Philadelphie par ces mots : "Arrêtons la séance de questions-réponses. Ecoutons simplement de la musique." Dans une passionnante analyse publiée le 20 octobre sur le site du New York Magazine et intitulée "La nostalgie kitsch de Trump est le point essentiel", le chroniqueur et écrivain Sam Adler-Bell écrivait : "Les chansons que Trump aime évoquent le passé, mais il s’agit d’un passé artificiel, mutable, qui suscite les questions les plus élémentaires, les plus primaires : qu’est-ce qui vous manque ? Quand l’avez-vous eu ? N’aimeriez-vous pas le retrouver ?" Se demandant au passage si "les conservateurs du Maga ne veulent pas simplement abroger le XXIᵉ siècle".