"Regarde le monde, récits de voyage à la rencontre des écrivains et des artistes" d'Emmanuel Khérad relate douze voyages. Ceux-ci donnent également lieu à douze rencontres et dialogues avec des artistes et auteurs ou autrices tels Jean-Marie Le Clézio ou Vénus Khoury-Ghata.Nous avons rencontré Emmanuel Kherad afin qu'il nous raconte la naissance de ce livre.Le journaliste revient aussi sur son éviction de La Librairie francophone en mai 2024, émission qu'il a créée sur France Inter et qu'il a animée pendant dix-neuf ans :
- Quel était votre projet en écrivant Regarde le monde ?Faire un cadeau au public, laisser une trace suite aux nombreux voyages que j'ai faits à titre personnel ou professionnel.Je souhaitais écrire un livre de partage, qui m'a toujours guidé dans ce que je fais. Je voulais un livre de communion avec le public qui m'a toujours suivi. Encore récemment, suite à mon éviction de France Inter, il a été d'un incroyable soutien, d'une incroyable solidarité. Il l'est toujours.
- Comment avez-vous procédé pour l'écrire ?Ce livre est basé uniquement sur mes souvenirs, même si je me suis aidé en réécoutant certains rushs ou reportages. Mais je voulais faire de ces voyages des petites histoires. Les propos des écrivains ne sont pas non plus exhaustifs. Il ne s'agit pas de transcription à visée documentaire. Tout a été réécrit dans un esprit littéraire.
- Comment avez-vous choisi les lieux et les auteurs ou autrices avec lesquels vous dialoguez dans le livre ?J'ai choisi douze lieux forts pour moi comme la Côte d'Azur, Hyères ou encore l'île de la Réunion. J'ai aussi retenu des lieux emblématiques comme le Liban. Dans ce livre, les auteurs présents sont des écrivains avec lesquels j'ai fait des voyages, soit dans leur pays, soit dans un autre pays.
- Comment la Francophonie est-elle entrée dans votre vie ?N'étant pas bilingue, j'ai toujours été davantage attiré par la culture françase plutôt qu'anglophone, la chanson française, le cinéma français, la littérature française.J'ai rencontré la francophonie avec France Inter, quand j'ai commencé à faire des émissions culturelles. À un moment donné, les quatre radios _ RTBF (Belgique), RTS (Suisse), Radio Canada et France Inter _ ont voulu lancer une grande émission autour des livres, avec les auteurs et les libraires. Il fallait créer un concept. On m'a demandé de le faire.Pour le créer, j'ai choisi d'ouvrir sur le monde, d'ouvrir sur toutes les cultures et sur le métissage. C'est alors que j'ai perçu la force et la richesse incroyable de la francophonie. J'ai réalisé à quel point une langue commune facilite les échanges, des rencontres. Elle permet de fusionner la diversité des cultures pour n'en faire qu'une.J'ai aussi réalisé combien tous les arts résonnent ensemble. Avec les écrivains, on peut parler musique et avec des musiciens d'écriture. Pour moi, la littérature francophone résonne avec toute la culture francophone, tous les arts francophones, cinéma, arts vivants, etc.C'est pourquoi dans mes émissions, j'ai toujours fait résonner, dialoguer, les auteurs avec les autres artistes.
La Francophonie est-elle une passion ?La francophonie est beaucoup plus que cela. Elle est un état d'être, une façon d'être ouvert aux cultures du monde. Dès lors qu'une langue commune facilite l'approche des autres cultures du monde, tout devient possible.
Les Francophonies à Limoges, par exemple, où j'ai été invité, en sont une illustration parfaite. Leur festival Zébrures d'Automne réunit des artistes francophones du monde entier. C'est un espace de rencontres entre les cultures et les arts où tout résonne ensemble, par le médium de la langue française. Les artistes invités parlent tous de la même chose, du monde, de leur culture et de leurs expériences. Tout le monde se retrouve en cela.
- Vous sentez-vous francophone ?Par mes origines méditerranéennes, par mon parcours professionnel ouvert sur les cultures francophones, je me sens métisse et créole, au sens qu'Edouard Glissant donne aux termes métissage et créolité.
- À votre avis, pourquoi les Français ne se sentent-ils pas francophones ?Je ne vous suis pas tout à fait sur ce point. On s'est aperçu avec le succès incroyable de La Librairie francophone, que l'intérêt pour la francophonie est là, pour peu qu'on s'attache à le susciter.Quand on s'adresse au public en pensant d'abord à lui, en faisant à la fois intelligent et populaire, ce qui est conciliable, cela marche ! La Librairie Francophone l'a démontré pendant 19 ans. J'ai reçu beaucoup de messages d'auditeurs disant : "Grâce à vous, j'ai compris ce qu'est la francophonie."
- Certains l'ont compris mais pas la majorité des Français.Il est vrai que ces messages montrent aussi que malheureusement, les Français, ne sont pas assez sensibilisés à ce que peut être la francophonie, à ce qu'elle peut leur apporter.
- Que faire pour promouvoir la francophonie ?Créer des programmes pour que la francophonie soit présente dans les médias français. Les Français pourront alors comprendre qu'ils font partie d'une même culture avec d'autres pays, ayant la langue française en partage.
Il faut aussi intégrer correctement les départements d'outre-mer. Ils ne sont pas intégrés à la France au même titre que la Bretagne, la Corse, la région PACA ou le Nord. C'est un gros problème.
Avec une réelle intégration, il y aurait une autre perception de la francophonie car les départements d'outre-mer, ce sont Aimé Césaire, Edouard Glissant, Maryse Condé, Patrick Chamoiseau. Tous ces auteurs ont joué un rôle majeur pour la francophonie.
Un autre problème tient à l'image que la France renvoie en termes de francophonie. Comment se fait-il que les Québécois critiquent la France en disant qu'elle ne défend pas assez la langue française alors qu'eux le font ? Peut-être parce que les Québécois ont deux langues... On se sent menacé dans ce cas. Et ce n'est pas celui de la France.Il n'empêche. La France doit montrer l'exemple. Le Président a voulu le faire mais j'ai l'impression qu'actuellement, on est en recul. Un Sommet de la Francophonie à Villers-Côtteret, loin de Paris, loin de tout, le montre. Ça n'aide certainement pas à se sentir francophone. C'est pourquoi les médias, les forces culturelles, économiques, sociales, politiques doivent créer des réseaux d'influence pour monter des projets et créer des espaces, notamment médiatiques, pour porter cette francophonie.
- Vous êtes partisan d'un ministère de la Culture et de la Francophonie. Une telle appellation serait efficace ?Absolument. Une ministre de la Culture était dans cet état d'esprit, Françoise Nyssen. Lors d'une rencontre, elle m'a dit qu'en étant ministre de la Culture, elle était aussi ministre de la Francophonie. Il serait tout à fait logique que le ministre de la Culture en France soit aussi ministre de la Francophonie.
- La position en retrait de la France n'est-elle pas insidieusement liée au colonialisme et au néocolonialisme ?Il faut s'affranchir de ça. Il faut se souvenir de l'Histoire et, en même temps, s'en affranchir. Si on n'en est encore là, on n'a rien compris au concept de francophonie. La francophonie est beaucoup plus large que les anciens territoires coloniaux. L'OIF compte 93 pays, bien plus que ceux qui sont d'anciens pays colonisés par la France.La nouvelle génération de public, d'artistes et d'écrivains francophones n'en est plus là. Pour eux, il y a une langue commune et une culture à partager. La culture est vivante partout. L'Histoire est intégrée, elle est là mais on s'en est affanchi. Aujourd'hui, la francophonie est un concept collégial, fraternel. Avec la francophonie, on est dans la fraternité et le partage. On veut partager des choses ensemble.
- N'y aurait-il pas un sentiment de supériorité des Français par rapport aux autres francophones ?Ce sentiment de supériorité existe. Il suffit de voir les relations entre la France et le Québec. Ces relations sont clairement marquées par une position dominante de la France, entretenue d'ailleurs par le Québec lui-même. Le Québec prend souvent la France pour modèle. Je n'hésite pas à dire aux Québécois : "Affranchissez-vous de la France. Votre identité est singulière. Appuyez-vous sur elle plutôt que sur ce que fait la France." Un exemple : le Québec ne sort aucun livre en septembre pour se plier au diktats de la rentrée littéraire française. Je trouve cela incroyable.
Sans parler des touristes français, certains artistes, intellectuels, écrivains se comportent avec un sentiment de supériorité quand ils viennent de la France. Je l'ai vu maintes fois dans les pays d'Afrique et occidentaux. Ce sentiment de supériorité est bien là et, comble, il s'applique aussi aux départements d'outre-mer. Or ils font partie de la France et les Français ne l'ont pas compris.A leur décharge, cela relève de comportements politiques qui ne laissent pas entendre que les départements d'outre-mer sont sur le même plan que les départements de métropole.
- Comment voyez-vous votre avenir professionnel ?Tout d'abord, on va continuer à se battre pour défendre cette communauté qui s'est formée depuis quelques mois pour soutenir La Librairie francophone. 1.500 artistes de renoms se sont mobilisés. La direction de France Inter les a totalement ignorés.
Autre problème : France Inter devait faire autre chose. Or la radio a repris la même émission, avec les mêmes caractéristiques, les mêmes conditions, tout ce qui faisait l'originalité de La Librairie francophone. C'est une atteinte claire à mes droits d'auteurs. Une émission qui s'ajoute aurait été une bonne chose. On ne peut laisser passer un vol de concept, encore moins par un service public.Quand on est journaliste, on a des principes déontolongiques qui nous empêchent de participer à des pratiques déloyales. Ici des principes éthiques ont été écartés. Il y a donc un vrai combat à mener, un combat personnel.
Mon projet de vie professionnelle est bien de continuer à me battre pour promouvoir la francophonie, les auteurs, les artistes. Dans les mois qui viennent, je vais essayer de rebondir et voir comment enrichir les médias de nouveaux programmes sur le sujet. L'idée est de donner un éclairage sur la francophonie, de montrer ce pluralisme aux Français et à l'international. Il s'agit de montrer à quel point nous sommes complémentaires, combien cette culture francophone est essentielle à nos vies.
À lire : Regarde le monde, récits de voyage à la rencontre des écrivains et des artistes d’Emmanuel Khérad, chez Stock, 225 pages, 19,90 €.
Propos recueillis par Muriel Mingau