Cet opus, qui fait partie d’une trilogie, est un point d’entrée à privilégier pour quiconque souhaite acquérir une compréhension solide des mécanismes du libéralisme, dont Serge Schweitzer, grande figure d’Aix-Marseille Université qu’on ne présente plus aux lecteurs de ce site, et dont le nom raisonne encore dans les couloirs de nombreux établissement d’études supérieures (j’en sais quelque chose), se fait à l’évidence le promoteur. Il y offre en effet une synthèse claire et concise à mettre entre les mains de tous, que l’on soit fervent défenseur, ignorant ou détracteur de la cause libérale. Là encore, Serge Schweitzer n’échappe pas à une règle qu’il s’est toujours imposée, à savoir l’alliance de la qualité intellectuelle du propos et le souci de la transmission.
Après avoir levé le voile sur les malentendus entourant le libéralisme[1], il approfondit ici ses recherches en s’appuyant certes sur les principes fondamentaux qu’il avait précédemment établis, mais en insistant surtout sur la philosophie politique du libéralisme et l’économie politique de cette doctrine, qui repose, comme il le rappelle très justement, sur de solides concepts. Son objectif est donc double et matérialisé en deux chapitres distincts qui constituent une seule et même partie interrogeant sur le libéralisme : est-ce une philosophie de la liberté ou un simple outil de croissance économique ? Le choix motivé de cette organisation originale, bien que pertinente en l’état, pourra peut-être surprendre certains lecteurs, notamment les juristes, comme il le précise (p. 40). Ainsi, après une introduction (« Prolégomènes ») qui tente notamment d’expliquer l’aversion qui touche le libéralisme, Serge Schweitzer analyse d’abord les fins de cette doctrine, qui vont au-delà de la question strictement économique, puis ses moyens.
Comment expliquer l’impopularité d’un courant de pensée qui a historiquement favorisé la liberté politique et la prospérité ? L’auteur avance plusieurs raisons : le libéralisme apparaît « poussiéreux », « décalé » et « démodé ». Il n’a donc pas bonne presse dans l’opinion publique et n’intéresse pas plus la majeure partie des intellectuels, comme il l’avait déjà souligné dans le premier volume de sa trilogie[2], qui auraient pu en faire la promotion. Mais, en parallèle, un élément essentiel est à retenir : l’impossibilité chez les libéraux, depuis plusieurs décennies, de se trouver un leader pour convaincre, comme a pu l’être Hayek en son temps, qui nécessiterait par ailleurs la constitution d’un plan d’ensemble, chose difficile pour les libéraux qui sont par nature très individualistes (p. 17). Jacques Rueff aurait pu jouer ce rôle en France, selon Serge Schweitzer, mais il n’en est rien. On peut être un homme d’action sans être pour autant un meneur d’hommes. Pascal Salin, autre grande figure du libéralisme, admet lui-même « qu’il éprouve quelque frustration en pensant qu’il a constamment dénoncé les erreurs des gouvernements successifs dans les grands journaux nationaux (ou étrangers), mais qu’il n’est pas arrivé à convaincre – pas plus que ses confrères qui partageaient des idées semblables – à la fois l’opinion publique et les dirigeants français » (Le Vrai Libéralisme. Droite et gauche unies dans l’erreur, Paris, Éditions Odile Jacob, 2019).
Il est impossible au libéralisme d’échapper à son origine philosophique puisqu’il est constitutif de la révolution des idées, qui a surgi au XVIIIe siècle, et profondément marqué par les grands débats intellectuels de cette époque. Après avoir évoqué l’importance de la raison comme guide pour tout individu et souligné le rôle majeur des trois libéraux que sont Smith, Say et Bastiat, « bien mieux inspirés que d’autres » (p. 15), dans la force des propositions, l’assemblage puis la transmission de celles-ci (p. 40-41), Serge Schweitzer s’attache à développer que la liberté est une quête d’épanouissement personnel et qu’en conséquence vivre aux dépens des autres revient à nier cette recherche, i.e. « l’accomplissement de sa dignité » (p. 43), celle-ci se traduisant par l’autonomie et la responsabilité. D’où sa remise en cause de l’État-providence qui ne doit son existence qu’au principe de spoliation, si bien condamné par Bastiat[3].
Le deuxième chapitre consacré aussi bien au libéralisme comme moyen qu’aux moyens du libéralisme traite d’abord de la rareté. Mais celle-ci ne sera jamais réellement vaincue car elle se régénère. Rappelez-vous ce que disait l’auteur : « Il y aura toujours des façons nouvelles et plus sophistiquées de combler l’écart ressources-besoins par de nouvelles propositions pour satisfaire des besoins identiques »[4]. L’économie de marché, aidée de tout un artifice publicitaire, ne pousserait donc pas à la consommation puisqu’elle répondrait tout simplement à une demande de besoins qui, dans le temps, ne varie pas mais dont la réponse se doit d’être de plus en plus perfectionnée (p. 90-91). À titre d’exemple, l’e-mail permet aujourd’hui de communiquer, un besoin qui a toujours existé mais qui s’est traduit sous différentes formes dominantes dans l’histoire. En ce sens, un parallèle avec Schumpeter et son principe de destruction créatrice pourrait être établi. Ensuite, Serge Schweitzer aborde les notions d’égoïsme et d’altruisme. C’est à la première que l’on doit nos actions ; elle agit en nous comme un guide. Reprenant ainsi Bentham, il signifie que, dans une logique utilitariste, le libéralisme se justifie par sa capacité à maximiser le bonheur collectif, ce qui invalide de fait tout ordre social qui se veut redistributif. Ainsi, l’altruisme « est enrichi par l’égoïsme » (p. 101). Enfin, l’auteur évoque la théorie du commerce international, qui tire véritablement son origine de Ricardo (théorie des avantages comparatifs) et des néoclassiques. Deux points y sont notamment développés, celui de la pacification par l’échange (en reprenant l’exemple probant du traité de commerce franco-britannique de 1860) et celui de la concurrence comme vecteur de richesses. Sur ce dernier, le contexte sportif actuel (Jeux olympiques d’été de 2024), qu’il reprend malignement, est très parlant : « Y a-t-il un autre moteur plus stimulant et plus puissant que la concurrence et la compétition qui explique que les participants dans toutes les disciplines s’entrainent afin de surpasser et vaincre les autres, mais évidemment pas les éliminer selon des procédés prohibés ? » (p. 112).
Cet ouvrage, que je conseille donc à tous, permet ainsi, pour certains, de découvrir et d’appréhender aisément – et avec plaisir, devrait-on même dire, par la richesse du contenu et la qualité de l’écriture – les concepts fondamentaux du libéralisme, et pour d’autres, de les rappeler par une approche novatrice. Quant aux détracteurs, ils y trouveront à l’évidence matière à débat et peut-être même le salut, diraient certains, qui sait ?
Nous attendons désormais avec impatience le nouvel ouvrage de serge Schweitzer : Le libéralisme : matériaux pour une reconsidération, qui paraîtra l’année prochaine et viendra clore sa trilogie.
[1] Schweitzer (Serge), Le libéralisme : autopsie d’une incompréhension, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille – PUAM, 2023.
[2] Ibidem, p. 29.
[3] Cf. « Physiologie de la spoliation », in Sophismes économiques, 2e série, Chap. 1, 1845-1848.
[4] Schweitzer (Serge), Le libéralisme : autopsie d’une incompréhension, op. cit., p. 111.