La géopolitique a toujours fait partie de l’ADN du journal. En 1958, le journal accompagne le général de Gaulle en Afrique lorsqu’il relève le défi de la décolonisation. En 1962, il scrute le bras de fer entre les présidents Kennedy et Khrouchtchev, au bord de l’affrontement nucléaire à Cuba. Dix ans plus tard, Jean-Jacques Servan-Schreiber interpelle l’Amérique, enlisée au Vietnam. Et, à l’heure du premier choc pétrolier, L’Express dissèque la stratégie arabe face à l’Occident…
Extrait de "La bombe de Brazzaville", de Claude Krief
"'Tananarive, Brazzaville, Abidjan, Conakry, Dakar, chaque étape du périple africain du général de Gaulle a été le théâtre d’un grand spectacle. Nous n’avons jamais vu ça', devait dire M. Houphouët-Boigny.
Le général de Gaulle déclarait déjà à Tananarive : "S’il suffisait de sentiments pour produire de grandes choses, nous réussirions ensemble une œuvre magnifique…" C’était reconnaître que les "passions" des masses ne réglaient pas tout. Aussi les conversations, les discussions, les échanges de vues se sont multipliés pendant tout le voyage entre le président du Conseil et les hommes politiques qui ont pris en charge depuis la loi-cadre les destinées des territoires d’outre-mer.
En face des projets constitutionnels, il y avait les "oui-oui", les "oui-mais", les "oui-si", les "non-car…", et, chacun faisant évoluer l’autre, il en résulte aujourd’hui une impressionnante évolution des intentions du général de Gaulle. Pour le président du Conseil, bien avant son départ de Paris, les données du problème africain semblaient claires : il fallait renforcer les dispositions d’autonomie interne qu’octroyait aux territoires noirs la loi-cadre de M. Gaston Defferre, mais marquer les limites rigides d’un cadre institutionnel définitif. Le général de Gaulle ajoutait, refusant de reconnaître l’indépendance : "Si les Africains le veulent, ce sera la sécession…" La position était nette, tranchée. Et l’on put même, dans les milieux africains, parler de "chantage aux crédits".
Rien ne permettait de prévoir la "bombe" de Brazzaville. Dans ce haut lieu de la France libre, à l’endroit même où se réunissait il y a quatorze ans la fameuse conférence qui pour la première fois ouvrait la voie à l’émancipation des colonies françaises, le général de Gaulle parlait enfin ouvertement, solennellement et à plusieurs reprises de l’indépendance : "On dit : 'Nous avons droit à l’indépendance.' Mais certainement oui. D’ailleurs l’indépendance, quiconque la voudra pourra la prendre aussitôt. La métropole ne s’y opposera pas… Il est nécessaire que s’établissent de grands ensembles, économiques, politiques, culturels et au besoin de grands ensembles de défense." Mais au sein de cette communauté chaque territoire aura l’entière responsabilité de ses affaires intérieures. "Chacun aura le gouvernement libre et entier de lui-même." Si, "à l’intérieur de la communauté, quelque territoire, au fur et à mesure des jours, se sent, au bout d’un certain temps que je ne précise pas, en mesure d’exercer toutes les charges, tous les devoirs de l’indépendance, eh bien ! il lui appartiendra d’en décider par son Assemblée élue…"
Autrement dit, le général de Gaulle offre non seulement à l’Afrique noire une éventuelle indépendance immédiate, mais de surcroît, pour l’avenir, il laisse aux peuples de la communauté la possibilité de choisir, à leur heure, l’indépendance. Ces dispositions, d’une importance capitale, règlent pratiquement le problème africain."
Extrait de "Le début du drame", de Michèle Manceaux
"J’ai vécu lundi à la Maison-Blanche les vingt-quatre heures les plus fiévreuses, les plus dramatiques qu’ait connues l’administration Kennedy. Tout a commencé par un rhume – celui, diplomatique, que Kennedy s’est inventé pour interrompre brusquement vendredi sa campagne électorale en Illinois. 200 journalistes attendent lundi dès l’aube les premières nouvelles. Berlin ou Cuba ? Telle est la question.
Il est vrai qu’un bataillon de marines a été muté de Californie en Floride où 20 000 hommes sont sur le pied de guerre. Il est vrai que les bateaux ont quitté leurs bases et croisent dans les Caraïbes. Une escadrille de jets attend à Vieques, une petite île près de Porto Rico. Cela sous-entend-il vraiment une invasion de Cuba ?
Tout le monde a déjà compris que même si l’hypothèse alarmiste d’un débarquement est exagérée, les événements sont d’une gravité exceptionnelle. Kennedy, après vingt-trois mois de pouvoir, joue sa carrière. Il ne peut recommencer contre Cuba l’erreur d’avril 1961 et s’arrêter à mi-chemin. Même s’il ne fait que poser un ultimatum, il devra ensuite aller jusqu’au bout.
Trois, deux, un. Il commence. Il lit son texte en levant la tête le plus longtemps possible. Quand il annonce les mesures qu’il a prises contre Cuba, il est nettement ému. A la fin, il retrouve son ton mais son angoisse reste sensible. Il sait qu’il vient de tourner une page décisive. Jusqu’à jeudi dernier il a raisonné la politique et ne s’est pas laissé emporter par les fanatiques de la grandeur américaine. Il a même détruit une partie de sa popularité en opposant à l’hystérie américaine contre Cuba, un sang-froid assez remarquable. Il y a huit jours, il assurait et pensait qu’il n’interviendrait pas à Cuba et il recevait Ben Bella malgré la désapprobation générale. Rarement un discours politique a révélé autant la personnalité de son auteur, ses hésitations et ses réticences. Il parle de Cuba comme d’une île captive et s’adresse aux Cubains comme aux jouets d’une conspiration. Il ne peut plus lutter contre le courant de son pays. Il doit intervenir ou d’autres le feront. Le pire a été envisagé, mais on espère encore qu’une conversation au sommet sauvera la situation. A l’heure où j’écris ce n’est plus ici que l’actualité se dessine. C’est à Moscou. Washington attend la réponse à son coup de poing."
Extrait de "Lettre aux Américains", de Jean-Jacques Servan-Schreiber
"Voici donc venue pour vous l’heure de la défaite. Nous, Européens, en avons si souvent connu le goût amer, la tension humaine, les conséquences politiques, parfois dramatiques, que nous sommes, de tout cœur, auprès de vous dans cette épreuve sans précédent pour votre pays. Si le Nouveau Monde que vous êtes a, plusieurs fois, sauvé le Vieux Continent, tout au moins dans sa partie occidentale, de la terreur et de la nuit, c’est à nous, aujourd’hui, s’il est possible, de vous aider à surmonter l’angoisse, à maîtriser vos réflexes, à mettre un terme à l’enfer vietnamien sans que vous soyez trop atteints dans votre énergie ni trop couverts de sang.
La partie est perdue au Vietnam. Il faut conclure. Vous avez considéré que l’invasion du Sud par la puissante machine de guerre des communistes serait, pour la péninsule indochinoise, un désastre. Vous aviez raison. Aujourd’hui que les panzers de Giap s’abattent sur ce qui aurait pu, après tout, être une démocratie, cette victoire de la force ne dit pas le droit, elle traduit seulement le verdict des armes.
L’armée du Sud-Vietnam, malgré des années d’entraînement et des milliards d’aide, abandonne le combat. L’Etat politique du Sud-Vietnam, malgré tout l‘appui économique qu’il a reçu, se défait lui-même. Dans ces conditions, et comme vous vous êtes promis, à juste titre, de ne plus y renvoyer de corps expéditionnaire, ni naturellement d’employer des armes nucléaires, il ne vous reste aucun autre moyen de rétorsion que de bombarder sauvagement les villes du Nord. Ce serait absurde et dramatique. Absurde, parce que même la destruction de Haïphong et de Hanoï ne peut plus arrêter la progression des divisions de Giap au sud. Dramatique, parce que ce serait la mort, par vos avions, de dizaines, voire de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont le droit de vivre, même si c’est dans un régime que nous réprouvons – de vivre. Et vous n’avez aucun droit de les tuer. Si vous le faisiez, ce serait, par-dessus tout, un crime contre vous-mêmes, contre ce qu’a été, et doit être de nouveau, le génie américain. Chaque bombe de plus, à partir de maintenant, est une sanglante sottise. Nous ne disons pas, nous ne croyons pas que les divisions blindées de Giap sont libératrices du Vietnam. Non, elles sont des instruments à étendre le champ de la dictature. Mais nous ne disons pas, parce que nous ne le croyons pas, que le sort du monde et de la liberté se joue là-bas.
L’Amérique sera de nouveau l’Amérique le jour où elle aura su, par la maîtrise d’elle-même, arrêter l’aventure au Vietnam."
Extrait de "Pétrole : la stratégie arabe", de Pierre Péan
"6,5 millions d’Arabes contre 650 millions de consommateurs d’Europe, du Japon et des Etats-Unis. Un contre cent. Dans la plus gigantesque bataille économique de tous les temps, l’avantage est pour l’instant du côté des riverains du golfe Persique : l’Arabie saoudite, Koweït et les petits émirats de la côte des Pirates. Le monde arabe a cessé la guerre contre Israël. Il a changé d’arme. Aujourd’hui, c’est du pétrole qu’il se sert pour obtenir "la restitution des territoires occupés depuis 1967 et le rétablissement des Palestiniens dans leurs droits". Il a changé de cible : c’est tout l’Occident qui est visé. Tous les jours, il manque 700 000 tonnes de pétrole, le double de la consommation journalière française. La soif de pétrole risque rapidement de devenir intolérable. Outre les Etats-Unis, les Pays-Bas sont désormais interdits de pétrole. Si bien que Rotterdam, le plus grand port pétrolier du monde, qui reçoit 150 millions de tonnes par an, va bientôt somnoler. Et l’Allemagne, qui fait transiter par le port néerlandais la moitié de ses importations, devrait mettre son industrie au ralenti. Et ce n’est qu’un début, jeudi soir, deux responsables, au Koweït et en Arabie saoudite, m’ont affirmé au téléphone qu’ils étaient prêts à aller jusqu’au bout et à prendre de nouvelles mesures.
Les pays qui se croient à l’abri de ces retombées inévitables de la guerre du pétrole vont déchanter. Les compagnies pétrolières font pression auprès de tous les gouvernements pour qu’ils mettent d’ores et déjà en place des systèmes de rationnement pour que les effets de la pénurie ne soient pas trop brutaux. Vendredi, M. Messmer invitait les Français à modérer leur consommation. "Faute de quoi, ils s’exposeraient à des restrictions."
Ce qui est certain c’est que le risque pris par l’Arabie est calculé et limité. Les plus touchés seront l’Europe et le Japon, dont les économies sont très dépendantes de ce pétrole. L’Europe, divisée, ne peut imposer sa volonté. Les Etats-Unis, eux, même si l’embargo devait durer un an, ne seraient pas mis à genoux. Ils n’ont donc pas de motifs suffisants pour intervenir militairement dans le Golfe. Permettant par là même une réconciliation future sur le dos d’une Europe qui, le jour venu, sera trop contente de pouvoir reprendre ses achats. Avant cette réconciliation inévitable entre les producteurs du Golfe et l’Amérique, les Européens auront laissé s’envoler leurs rêves d’indépendance. Diminués, ils seront la proie facile des producteurs arabes et d’une Amérique qui ne craindra plus la montée de l’Europe et du Japon. La hausse des prix du pétrole qui résultera de cette organisation mondiale de la pénurie servira à la fois Américains et Russes. Leurs gisements fabuleux du Colorado, d’Alaska, de Sibérie orientale deviendront alors rentables. Le cessez-le-feu pétrolier sera l’œuvre des deux Grands. Quand la peur européenne deviendra panique et que les consommateurs demanderont grâce. A n’importe quel prix."
Extrait d’"Etat d’urgence", de Denis Jeambar
"Dix ans après l’effondrement de l’empire soviétique, une méchante houle se lève qui pourrait bien chambouler l’ordre mondial. Plus qu’une renaissance des affrontements idéologiques qui ont marqué au fer rouge le XXᵉ siècle, c’est un choc des civilisations du Nord et du Sud qui se durcit en ce début de IIIᵉ millénaire. Les sombres prémices de cette confrontation se précisent jour après jour. Quand, à Kaboul, ce trou noir de l’obscurantisme, les talibans ouvrent un procès contre des Occidentaux accusés de prosélytisme chrétien, c’est l’humanisme des Lumières qui est piétiné. Le climat de la Conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, qui vient de s’achever à Durban, révèle, également, une rage nouvelle dans les relations entre les pays occidentaux et les nations du tiers-monde, soutenues souvent par des ONG. La volonté réitérée d’assimiler le sionisme au racisme et la revendication d’une indemnisation pour les pays victimes de l’esclavage concrétisent le mariage officiel et vénéneux de Dieu et du Droit, de l’intégrisme islamiste et d’un absolutisme moral aveugle qui méconnaît l’Histoire et la politique.
Cette alliance de la haine, qui trouve sa force dans sa "radicalité", crée une situation d’urgence pour les sociétés les plus développées. Elle leur impose de sortir d’une mondialisation égoïste et de trouver des réponses rapides pour circonscrire l’incendie qui menace. Les brûlures de cette histoire déjà en marche seront terribles si nous ne savons pas opposer à cette intempérance conquérante ce que Hannah Arendt appelait "une disposition à partager le monde avec d’autres hommes".