«La politique est peut-être la seule profession pour laquelle nulle préparation n’est jugée nécessaire », notait Robert Louis Stevenson* au tout début du siècle dernier. C’est même désormais devenu une qualité pour y réussir.« Avant, le champ politique bénéficiait d’un registre de légitimité interne, spécifique, qui s’imposait aux élus bien installés comme aux nouveaux venus, qui en imposait aussi aux électeurs et citoyens, observe à son tour Christian Le Bart, professeur de sciences politiques à SciencesPo Rennes. Cet ordre de grandeur, fondé sur la confiance accordée aux partis et aux institutions, s’est effrité au fil du temps au point qu’aujourd’hui les hommes et femmes qui font carrière ou un simple passage se réclament d’une autre légitimité, plus ordinaire puisque renvoyant à d’autres champs professionnels et, plus largement, à la société civile. »
Faire profil bas« C’était, exemplifie le politiste, un monde à part comme l’est encore le monde littéraire où de fortes ventes en librairie ne suffisent pas à consacrer comme grand écrivain un auteur à succès. Son autonomie comme sacralisée par le suffrage universel et des institutions séculaires, le champ politique a longtemps fonctionné en surplomb de la société. L’écharpe tricolore impressionnait le citoyen ordinaire autant que celui dont elle ceignait la taille. On savait les “privilèges” des élus, mais on reconnaissait leur dévouement… »Cette période est révolue. « L’autonomie du champ politique, reprend Christian Le Bart, est depuis fragilisée, ébranlée, grignotée par une petite musique aux notes teintées de populisme. Les élus et dirigeants sont sommés de faire profil bas, d’apparaître comme des citoyens lambda. L’absence d’expérience politique vaut titre de gloire ! Ce n’est plus tel ou tel élu qui est attaqué, mais la figure même du politique qui est remise en question. La détestation est globale. Le mouvement des Gilets jaunes, apparu à l’automne 2018, est l’un des marqueurs les plus évidents de ce basculement. »
Idées et convictions plus volatilesLe nouveau champ politique inauguré par un président de la République - autoproclamé disruptif - pouvait, moins encore que l’ancien, anticiper cette crise des Gilets jaunes. Rattrapés par leur « sociologie », les « marcheurs » issus pour la plupart de la société civile urbaine ignoraient ce monde où la distance aux métropoles oblige à prendre la voiture. Leur profil en était trop éloigné.Et le clivage gauche/droite ayant été glissé sous le tapis du passé, leur rapport entrepreneurial à la politique a fini d’achever le peu de sacralité qui lui restait attachée.
« Ce rejet de la grammaire institutionnelle vieille de plus d’un siècle par la majorité issue des urnes en 2017 a rendu les idées et, corollairement, les convictions plus volatiles qu’avant, constate le politiste. Les ralliements, les reniements et les volte-face sont plus nombreux aujourd’hui qu’hier. On ne quittait jadis pas sa “famille” politique. Aujourd’hui, ce sont les recompositions qui sont devenues la règle. La société politique est devenue liquide. »
Grammaire médiatique« Par ailleurs, insiste-t-il, la politique qui, hier, se vivait comme un sacerdoce - on y faisait carrière comme on entrait dans les ordres - n’est plus la vocation d’une vie. Affirmer qu’on ne fera qu’un mandat est devenu un argument électoral même si nombreux parmi ceux qui ont tenu ce discours en 2017 se sont représentés depuis… Et l’élection ne marque plus le passage à une forme de sacralité. L’Assemblée nationale est parfois comme un lieu très profane et très technique : on y fabrique la loi, on y débat librement. »
Et d’ajouter : « La grammaire médiatique, au détriment des institutions, privilégie plus les personnalités que les rôles. Cette peopolisation est encouragée par les chaînes d’info en continu et, plus encore, l’infotainment qui mêle information et divertissement. Les hommes et les femmes politiques qui, jusque-là, ne donnaient à voir que leur face publique sont contraints de dévoiler aussi leur face privée. Seuls les élus du Rassemblement national jouent encore la carte politique à l’ancienne, arborant costard/cravate ou tailleur strict et se pliant à une discipline partisane très forte. »C’est dire si le monde politique est l’envers…
(*) Études Familières sur les hommes et les livres
Jérôme Pilleyre
Lire. Christian Le Bart, La politique à l’envers. Essai sur le déclin de l’autonomie du champ politique, CNRS Éditions, juillet 2024, 23 €