Alain Delon est mort. On le savait très affaibli depuis quelque temps, mais on se surprend à l’avoir espéré éternel. La vieillesse comme la mort sont un outrage à la beauté.
Et quelle beauté. Magnétique, insolente, éclaboussant le monde comme un soleil. Scandaleuse beauté, que le jeune homme portait comme une élection. Mireille Darc avouait il y a quelques années être parfois restée éveillée pour le regarder dormir. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de Delon que d’avoir été beau comme peut l’être une femme tout en incarnant le summum de la virilité.
La mélancolie tempérait l’acier du regard et « humanisait » ce visage trop parfait. Qui ne se serait damné pour des yeux aussi désarmants, où la tristesse le disputait à l’éclat ? Cette grâce, cette présence, injustes parce que données, ont séduit bien des femmes et sans doute irrité bien des hommes. La célèbre photographie prise en 1967, montrant Marianne Faithfull assise entre son compagnon d’alors, Mick Jagger, et Alain Delon, visage et sourire tout entiers tournés vers l’acteur, souligne plaisamment à quel point il devait être difficile pour un homme, fût-il une rockstar, d’exister à côté d’Alain Delon. La légende qui accompagne aujourd’hui l’image se passe de commentaire : « When you’re Mick Jagger but the other one is Alain Delon. » Impossible de lutter. Jagger semble penaud, absent, défraîchi ; Delon prend toute la lumière et tout l’espace, élégant, désinvolte. Jagger n’existe pas. Phèdre chez Racine décrit Hippolyte « charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi ». Qu’aurait-elle dit si, par le jeu d’une improbable acrobatie temporelle, son regard s’était posé sur la beauté renversante du jeune Alain Delon ?
La beauté subjugue, elle est un sortilège. De nombreux réalisateurs, et pas des moindres, sont tombés sous le charme, jusqu’à la fascination amoureuse si l’on pense à Visconti. Notre paysage mental est peuplé du visage ironique et flamboyant de Tancrède, des grands yeux candides de Rocco, et chez les autres, les Clément, les Deray, les Melville, d’un corps solaire et délié, en pleine mer ou au bord d’une piscine, de la face hiératique et glaciale d’un samouraï dont la froideur n’altère jamais la beauté. Dans Plein soleil on se prend même, contre toute morale, à souhaiter que jamais ne se fasse coincer, pour reprendre le vers de Genet, « un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour »… Tous ont perçu la force de frappe de ce garçon qui crève l’écran, peut-être parce qu’il ne joue pas mais, comme il se plaisait à le dire, parce qu’il est chaque fois le personnage qu’on lui demande d’incarner, avec un engagement et une conviction qui semblent naturels. Il est sans conteste l’assassin machiavélique de Maurice Ronet, il est un monsieur Klein pris au piège de l’histoire, il est flic, truand ou tueur à gages avec la même force, comme il a été prince sicilien ou jeune frère désarmé par sa propre bonté.
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Une présence incandescente jusque dans ses tourments, qu’ils soient cinématographiques ou personnels (car Delon n’est pas une image lisse sur papier glacé), portée par une élégance sans faille, dans l’apparence comme dans le verbe. C’est sans doute à ce titre qu’il représente si pleinement, pour autant que ce vocable ait encore un sens aujourd’hui, l’homme français : une mise impeccable sans être guindée, de la tenue, au propre comme au figuré, une séduction faite d’un charme puissant mâtiné de panache et de désinvolture. Là encore, il suffit de le revoir dans son costume gris clair, dans une décontraction presque insolente, à côté d’un Mick Jagger ringardisé par la coolitude étudiée de ses vêtements roses…
Alain Delon incarne l’homme français… et c’est bien le problème. Emmanuel Macron pourrait sans doute prétendre, avec beaucoup d’autres aujourd’hui, qu’il n’y a pas plus d’« homme français » qu’il n’y a de culture française, que l’homme français est divers, qu’il existe des hommes en France, pour parodier son assertion. Ce serait ignorer qu’il y eut longtemps un archétype dans lequel la grande majorité des Français se reconnaissait, et que Delon résume et sublime. Si aujourd’hui beaucoup (principalement à gauche) ne lui ont rendu aucun hommage après l’annonce de sa disparition, ou se sont répandus en vilenies à son propos, c’est précisément parce qu’il est trop français, trop blanc, trop catholique (il prétendait ne pas croire en Dieu, mais avouait une dévotion à Marie et s’était fait édifier une chapelle dans sa propriété de Douchy), trop peu conforme à la nouvelle population « créolisée » que d’aucuns appellent à remplacer l’encombrant peuple de souche.
Et même pas homosexuel, Delon. Ça l’aurait peut-être sauvé à l’heure où il est de bon ton d’appartenir à une minorité nécessairement opprimée. Mais non : Delon aimait les femmes, et en plus il se permettait d’avoir des critères de sélection, il les préférait plutôt grandes, belles et si possible intelligentes. Pas facile à proclamer dans une époque qui a l’égalitarisme prodigue et arrogant… Bien sûr Delon a pu faire preuve de goujaterie dans sa vie amoureuse, il n’est pas sans défaut, mais cela vaut-il le procès en misogynie intenté par certains, largement battu en brèche par les amitiés vraies qu’il a su nouer avec Romy Schneider ou Mireille Darc après leur rupture… Beaucoup des femmes qui l’ont aimé un jour l’ont aimé à jamais. Sandrine Rousseau et sa clique, au lieu de pointer sa « masculinité », toxique, forcément toxique, auraient pu au moins saluer l’immense acteur, son exceptionnelle contribution au rayonnement du septième art (… et de la France) ; mais Delon n’était pas un mâle suffisamment déconstruit pour être célébré.
Il ne coche donc aucune des cases qui valent aujourd’hui brevet de vertu : il prône l’ordre, la discipline, l’autorité (autant dire des valeurs fascistes !), il admire ceux qui risquent leur vie pour leur pays (on est loin du pitoyable « cheh » de la dispensable sociologue Ricordeau1), il est patriote, enraciné, il se reconnaît des maîtres. Il préfère l’exigence de la verticalité aux fausses promesses de l’horizontalité. Il prétendait, et on peut le croire, n’avoir aucun regret à quitter une époque aussi minable que la nôtre. Les réactions haineuses qui ont suivi sa mort apportent la triste confirmation de son verdict. Pour pouvoir s’incliner, il faut reconnaître plus grand que soi, se sentir redevable, héritier, ce dont notre temps est précisément incapable.
Brigitte Bardot écrit très justement qu’« Alain en mourant met fin au magnifique chapitre d’une époque révolue ». Une époque, dont le cinéma se faisait aussi l’écho, et que beaucoup, parfois même sans l’avoir vécue, se prennent à regretter… Une époque et des individus, libres dans leur façon d’être et d’aimer, quintessence de l’esprit français, que Delon comme Bardot incarnaient merveilleusement.
On lui a souvent reproché sa froideur et sa distance, exactement opposées à la gouaille et la jovialité d’un Belmondo plus accessible et disert. On n’a pas toujours compris la solitude et la mélancolie de cet être comblé par toutes les grâces. On l’a cru misanthrope, aigri. Et sans doute son amour des chiens disait-il sa déception des hommes, lui qui plaçait très haut les vieilles valeurs de fidélité et de loyauté. Cet homme issu du peuple était un aristocrate et savait qu’un chien ne trahit pas.
Finalement Alain Delon est un résidu scandaleux du monde d’avant, qui refusa toujours de communier, dans la liesse obligatoire, à l’avènement du bel aujourd’hui. Son péché capital est évidemment politique. Dans le milieu du cinéma, on est de gauche et on le montre, on fait constamment allégeance à la doxa progressiste, ou si on a le mauvais goût de ne pas en être, on ne la ramène pas. Delon, lui, la ramenait, il n’avait pas le tropisme droitier honteux, et c’est impardonnable. Il n’a pas (à l’exception du César de rattrapage en 2019) été récompensé par la profession à la hauteur de son talent et de sa filmographie, et plusieurs mettent cet « oubli » sur le compte de positions politiques non conformes. Les petits commissaires politiques d’internet s’en donnent à cœur joie, méconnaissant la décence commune qui consiste à ne pas cracher sur les morts de fraîche date : « conservateur en politique, mufle avec les femmes, père laissant à désirer » (où l’on voit bien que la faute première est politique, et que tout le reste apparaît comme une suite logique), « réac », « facho »…
L’insipide Nicolas Mathieu s’est lui aussi fendu d’un commentaire ahurissant de bêtise et de sectarisme : « Delon n’était pas un chic type. Tout de lui semble fait pour scandaliser nos susceptibilités actuelles. » Il reconnaît sa « beauté totale » (c’est bien le moins), mais rien d’autre ne trouve grâce à ses yeux parce que Delon n’était pas dans l’approbation béate de l’air du temps. Crime de lèse-progressisme ! Dans la vision de l’écrivain, inconsistant parangon des vertus du temps présent, gauche égale sympa, droite pas sympa. On a connu plus subtil. Mais Delon, c’est vrai, n’a jamais cherché à passer pour un « chic type », un mec cool prêt à se coucher devant tous les diktats de la modernité et à abdiquer ce qu’il était pour complaire aux nouveaux curés. Delon, qui a soutenu la droite giscardienne ou filloniste, n’a jamais caché son amitié pour Jean-Marie Le Pen, rencontré lors de la guerre d’Indochine. Un os à ronger pour les petits Torquemada, qui voient là la marque du diable, la preuve de l’infamie. De là où il est, on peut penser que Delon les emmerde.
Un plein soleil ne s’éteint jamais.
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