En 2012, dans Viviane Élisabeth Fauville, son premier roman, une femme assassinait son psychanalyste. Cette radicalité caustique, Julia Deck l’a aiguisée de livre en livre. Avec Propriété privée (2019), où dans un éco-quartier un couple bobo finissait par devenir fou, l’autrice analysait finement l’art de la com développé par la spéculation immobilière.
Dans Monument national (2022), elle ridiculisait les mises en scène de la bourgeoisie moderne et se payait au passage le couple Macron. Deck nous proposait son regard affûté sur notre société à travers des textes construits comme des thrillers millimétrés.
Ann d’Angleterre, son premier récit autobiographique, est exactement comme ça. On retrouve ici la même observation distanciée de nos absurdités contemporaines, mais aussi la même capacité à construire un périlleux échafaudage d’intrigues. Le livre débute sur un cataclysme : Julia Deck découvrant sa mère à terre, victime d’un AVC. La romancière décrit le lent cheminement de la vieille dame d’établissement en établissement, à la recherche du meilleur lieu possible, recherche qui se transforme en parcours kafkaïen entre des services hospitaliers à bout de souffle et de cupides acteurs privés. Et c’est alors qu’au détour d’une réflexion anodine de la mère, un secret de famille surgit.
Entre les chapitres où Deck raconte sa perplexité face aux méandres des services médicaux, avec un sens de l’autodérision particulièrement aigu, elle réhabilite la vie d’Ann, née au sein d’une famille modeste d’une petite ville ouvrière britannique, qui travaille bien à l’école, échappe à son destin, devient indépendante, et s’installe en France où elle se marie et a une fille, Julia. Qui aujourd’hui décortique la singularité de sa relation avec sa mère : elles ne parlent pas la même langue.
Car Deck ne se contente pas de raconter linéairement les faits. Peu à peu elle reconstruit son texte comme un puzzle centré autour du secret familial qui – comme souvent les secrets familiaux – la hante depuis toujours. Et analyse ses conséquences sur son travail d’écrivaine : “Mes livres se terminent toujours de façon incertaine”, constate-t-elle, ajoutant qu’elle ne cherche jamais une réponse, mais une résolution : “Si c’était pour obtenir une réponse, je ne me casserais pas la tête à écrire tant de pages, les agencer, les reprendre”.
Ainsi Ann d’Angleterre devient un saisissant labyrinthe, où Deck tente de comprendre le mystère qu’a été sa mère, et se comprendre elle-même.
Ann d’Angleterre de Julia Deck (Seuil), 256 p., 20 €. En librairie.